ique savante des idees et aussi
l'indifference qu'inspirait a chacun toute pensee etrangere a la sienne,
leur communiquaient les dehors aimables de la tolerance. Mais on
s'apercevait bien vite qu'ils etaient au fond divises sur toutes les
questions importantes, religion, Etat, societe, art, qu'il ne subsistait
entre eux d'autre lien moral que la prudence et l'indifference et que
si, par hasard, ils se trouvaient une fois d'accord, c'etait sur quelque
lieu commun que, faute d'attention, d'intelligence ou de courage, ils
n'avaient jamais examine. Je fis encore cette observation que, s'ils
decouvraient chez un contradicteur, fut-ce dans la theorie la plus
abstraite ou dans l'utopie la moins realisable, une menace a leur
quietude ou a leurs interets, ils depouillaient aussitot leur
bienveillance habituelle et devenaient feroces. C'est ainsi que Jarras,
qui avait une clientele aristocratique, palissait d'horreur et
rougissait de colere aux seuls mots de socialisme et de collectivisme. A
cela pres, l'ame du monde la plus facile.
J'avais pour voisin de table le doyen du dejeuner, un vieillard fameux
par sa science et ses galanteries, l'orientalisme Antonin Furnes, membre
de l'Academie des Inscriptions. Apres m'avoir observe durant quelques
instants avec une gravite narquoise, il me dit a l'oreille:
"Faites comme moi: suivez mon exemple! Voyez, je prends grand soin de
casser mon oeuf par le gros bout.
--Pourquoi?
--Pour etre honnete homme. J'ai beaucoup voyage dans ma vie. J'ai vecu
dans tous les mondes. J'ai remarque que l'honnetete consistait a se
conformer a l'usage. J'en ai conclu qu'en s'y conformant dans les
moindres choses on etait un parfait honnete homme. C'est pourquoi je
vous conseille, monsieur Noziere, de casser votre oeuf par le gros bout.
--Je vous suis reconnaissant d'un si bon avis, repondis-je. Vous me
voyez pret a le suivre. Je crois comme vous en effet qu'avec de la
civilite et en observant les regles on se tire d'affaire en ce monde et
dans l'autre, s'il y en a un autre. Mais excusez-moi, je suis distrait.
--En ce cas, me dit le vieil orientaliste, ne frequentez pas les
puissants de ce monde et tachez de n'avoir besoin de personne."
A mesure que le repas avancait, la conversation devenait plus vive et
plus confuse, et je n'y recueillis rien de considerable. Mais apres le
dejeuner, M. Antonin Furnes me fit, en prenant son cafe, un recit
interessant dont voici les termes memes:
"Il y a trente
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