inal, c'est qu'il etait en meme temps l'ami le plus
genereux du genre humain et le plus sombre des misanthropes. Les hommes
qu'il cherissait en masse jusqu'a sacrifier a leur bonheur ses biens, sa
liberte, sa vie, il les meprisait en particulier et evitait leur contact
comme une souillure. Ce n'etait pas la seule contradiction de cet esprit
qui proclamait sans cesse l'independance de l'idee, condamnait l'emploi
du glaive et qui, soutenant ses doctrines l'epee a la main, se battait
pour des questions de principes. Il fut jusqu'a la vieillesse le plus
fier duelliste de son parti.
Sa hauteur, sa froideur et le sentiment inflexible qu'il avait de
l'honneur faisaient de lui une sorte de gentilhomme rouge. Il etait fils
d'un marchand de porcelaines du faubourg Poissonniere. Il fut destine
lui-meme au negoce. Ses debuts dans le commerce des porcelaines furent
marques par un incident assez extraordinaire. Je veux vous le conter
comme me l'ont conte des vieillards qui sont morts depuis longtemps.
Le pere Dupont, honnete homme et habile homme, se faisait vieux vers
1835. Ayant acquis dans son commerce une fortune assez ronde pour le
temps, il resolut de se retirer a la campagne avec sa femme Heloise, nee
Riboul, qui venait de recueillir enfin l'heritage de son pere, Riboul,
ancien macon, acquereur de biens nationaux. Un jour donc de cette annee
1835, le bonhomme appela sons fils Onesime dans la petite cage grillee
qui, depuis trente ans, lui servait de bureau et d'ou l'on pouvait
surveiller les commis du magasin en faisant des ecritures. Et, la, il
lui tint ce langage:
"Je ne suis plus jeune, et j'ai envie de finir ma vie dans le jardinage.
J'ai toujours eu envie de greffer des poiriers. La vie est courte, mais
on revit dans ses enfants. L'auteur de la nature nous a accorde cette
immortalite sur la terre. Tu as vingt ans. A cet age, je vendais de la
vaisselle dans les foires. J'ai conduit ma charrette a travers tous les
departements de la Republique, et il m'est arrive plus d'une fois de
dormir sous la bache, au bord d'un chemin, dans la pluie, dans la neige.
L'existence, qui m'a ete dure, te sera facile. Je m'en rejouis, puisque
ta vie est la suite de la mienne. J'ai marie ta soeur a un avocat. Il
est temps que je donne a ta vertueuse mere et a moi le repos que nous
avons merite tous les deux. Je me suis hausse dans la societe par mon
travail: j'ai fait mon instruction dans les almanachs et dans les
papiers repandus par tou
|