er celle
que j'avais ainsi entrevue et qui ignorait jusqu'a mon existence, dont
cependant elle etait l'arbitre! Et quelles palpitations insensees,
quand apres des heures d'impatiences devorantes, je voyais, au detour
de la rue, flotter un pli de sa robe. Je la revis souvent, toujours
avec la meme femme agee, sa mere. Elles avaient adopte sur cette
place, un banc, toujours le meme, et elles travaillaient a des
ouvrages de couture avec une assiduite qui me donnait a penser
qu'elles vivaient de leur travail...
Brusquement, il fut interrompu par son compagnon.
Le vieux gentilhomme craignit que l'attention de Mme Favoral ne fut a
la fin eveillee par des allusions trop directes.
--Prends garde, garcon! dit-il a demi-voix, non si bas, toutefois, que
Mlle Gilberte ne l'entendit.
Mais il eut fallu bien autre chose pour distraire Mme Favoral de ses
tristes reflexions. Elle songeait a une scene qui avait eu lieu entre
son mari et son fils. Elle pensait que Maxence lui avait demande de
l'argent la veille, et qu'elle n'en avait plus guere. Justement elle
venait d'achever sa bande de tapisserie, et desolee de perdre une
minute:
--Peut-etre serait-il temps de rentrer, dit-elle a sa fille, je n'ai
plus rien a faire.
Mlle Gilberte tira de son panier a ouvrage un morceau de canevas, et
le donnant a sa mere:
--Voici de quoi continuer, maman, fit-elle d'une voix troublee.
Restons encore un peu...
Et Mme Favoral s'etant remise a l'oeuvre, Marius de Tregars reprit:
--La pensee que celle que j'aimais etait pauvre m'enchantait.
N'etait-ce pas un rapprochement deja, que cette communaute de
situations! J'avais des joies d'enfant, en songeant que je
travaillerais pour elle et pour sa mere, et qu'elles me devraient une
aisance honorable, mais modeste comme nos gouts...
Mais je ne suis pas de ces reveurs qui confient leur destinee aux
ailes des chimeres. Avant de rien entreprendre, je resolus de
m'informer. Helas! aux premiers renseignements que je recueillis, mes
beaux reves s'envolerent.. Je sus qu'elle etait riche, tres-riche
meme. On m'apprit que son pere etait un de ces hommes dont l'integre
probite s'enveloppe de formes austeres et dures. Il devait sa fortune,
m'affirma-t-on, a son seul travail, mais aussi a des prodiges
d'economie et aux plus severes privations. On me dit qu'il professait
un culte pour cet argent qui lui avait tant coute, et que jamais
certainement il n'accorderait sa fille a un homme sans fortune.
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