ne fille savait bien que Marius n'oubliait pas. Son sang
se glacait dans ses veines, quand elle lisait dans les journaux
l'interminable liste de ces pauvres soldats qui, pendant l'invasion,
avaient succombe, les plus heureux, sous les balles prussiennes, les
autres, le long des chemins, dans la boue ou dans la neige, de froid,
de fatigue, de misere, de besoin...
Elle ne pouvait ecarter de son esprit le souvenir de cette vision
funebre qui l'avait tant epouvantee, et elle se demandait si ce
n'etait pas un de ces pressentiments inexplicables, dont on cite des
exemples, et qui annoncent la mort d'une personne aimee.
Seule, dans sa petite chambre, le soir, elle retirait de la cachette
ou elle la conservait precieusement cette lettre que Marius lui avait
confiee, en lui recommandant de ne l'ouvrir que lorsqu'elle serait
sure qu'il ne reviendrait pas.
Elle etait tres-volumineuse, renfermee dans une epaisse enveloppe
scellee de cire rouge aux armes de Tregars, et Mlle Gilberte, souvent,
s'etait demandee ce qu'elle pouvait bien contenir. Et maintenant elle
frissonnait en se disant que peut-etre elle avait le droit de rompre
le cachet.
Et personne a qui demander une parole d'espoir! En etre reduite a
cacher ses larmes et a essayer de sourire! Etre condamnee a inventer
des pretextes, pour les gens qui s'etonnaient de voir se fletrir, en
sa fleur, son exquise beaute; pour sa mere, dont l'inquietude etait
sans bornes, de la voir ainsi pale et les yeux rougis, minee par une
fievre continuelle.
Marius, en partant, lui avait bien legue un ami, le comte de Villegre,
et si quelqu'un savait quelque chose, c'etait lui. Mais elle ne voyait
nul moyen d'en rien apprendre sans risquer son secret. Lui ecrire?
Rien n'etait si aise, puisqu'elle avait son adresse, rue Taranne. Mais
ou lui dire d'adresser sa reponse? Rue Saint-Gilles? Impossible! Elle
avait la ressource de l'aller trouver, ou de lui donner un rendez-vous
aux environs. Mais comment se derober une heure, sans eveiller les
soupcons de Mme Favoral?
Parfois la pensee lui venait de se confier a Maxence qui, avec une
admirable constance, travaillait a racheter son passe. Mais quoi! il
lui faudrait donc avouer la verite, lui avouer qu'elle, Gilberte, elle
avait prete l'oreille aux propos d'un inconnu, rencontre par hasard,
dans la rue, et qu'elle l'aimait, et qu'elle n'attendait rien
d'heureux ou de malheureux que de lui!... Elle n'osait pas. Elle
ne pouvait prendre sur elle
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