rand que celui de nos ulemas; tu sais tout et tu as tout vu. Tu as
vingt ans, vingt-deux peut-etre, et une vie humaine ne suffirait pas a
ton passe mysterieux. Ta place serait au premier rang dans la societe
europeenne de Pera, et tu viens vivre a Eyoub, dans l'intimite
singulierement choisie d'un vagabond israelite. Tu es un garcon
invraisemblable; mais j'ai du plaisir a te voir, et je suis charme que
tu sois venu t'etablir parmi nous.
XXI
Septembre 1876
Ceremonie du Surre-humayoun. Depart des cadeaux imperiaux pour la Mecque.
Le sultan, chaque annee, expedie a la ville sainte une caravane chargee
de presents.
Le cortege, parti du palais de Dolma-Bagtche va s'embarquer a l'echelle
de Top-Hane, pour se rendre a Scutari d'Asie.
En tete, une bande d'Arabes dansent au son du tam-tam, en agitant en
l'air de longues perches enroulees de banderoles d'or.
Des chameaux s'avancent gravement, coiffes de plumes d'autruche,
surmontes d'edifices de brocart d'or enrichis de pierreries; ces
edifices contiennent les presents les plus precieux.
Des mulets empanaches portent le reste du tribut du Khalife, dans des
caissons de velours rouge brode d'or.
Les ulemas, les grands dignitaires, suivent a cheval, et les troupes
forment la haie sur tout le parcours.
Il y a quarante jours de marche entre Stamboul et la ville sainte.
XXII
Eyoub est un pays bien funebre par ces nuits de novembre; j'avais le
coeur serre et rempli de sentiments etranges, les premieres nuits que je
passai dans cet isolement.
Ma porte fermee, quand l'obscurite eut envahi pour la premiere fois ma
maison, une tristesse profonde s'etendit sur moi comme un suaire.
J'imaginai de sortir, j'allumai ma lanterne. (On conduit en prison, a
Stamboul, les promeneurs sans fanal.)
Mais, passe sept heures du soir, tout est ferme et silencieux dans
Eyoub; les Turcs se couchent avec le soleil et tirent les verrous sur
leurs portes.
De loin en loin, si une lampe dessine sur le pave le grillage d'une
fenetre, ne regardez pas par cette ouverture; cette lampe est une lampe
funeraire qui n'eclaire que de grands catafalques surmontes de turbans.
On vous egorgerait la, devant cette fenetre grillee, qu'aucun secours
humain n'en saurait sortir. Ces lampes qui tremblent jusqu'au matin sont
moins rassurantes que l'obscurite.
A tous les coins de rue, on rencontre a Stamboul de ces habitations de
cadavres.
Et la, tout pres de nous, ou finissent
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