operation d'importance, et epointe tous mes crayons
a ce travail.
Aziyade me communique ses pensees plus avec ses yeux qu'avec sa bouche;
son expression est etonnamment changeante et mobile. Elle est si forte
en pantomime du regard, qu'elle pourrait parler beaucoup plus rarement
encore ou meme s'en dispenser tout a fait.
Il lui arrive souvent de repondre a certaines situations en chantant des
passages de quelques chansons turques, et ce mode de citations, qui
serait insipide chez une femme europeenne, a chez elle un singulier
charme oriental.
Sa voix est grave, bien que tres jeune et fraiche; elle la prend du
reste toujours dans ses notes basses, et les aspirations de la langue
turque la font un peu rauque quelquefois.
Aziyade est agee de dix-huit ou dix-neuf ans. Elle est capable de
prendre elle-meme et brusquement des resolutions extremes, et de les
suivre apres, coute que coute, jusqu'a la mort.
IV
Autrefois a Salonique, quand il fallait risquer la vie de Samuel et la
mienne pour passer aupres d'elle seulement une heure, j'avais fait ce
reve insense: habiter avec elle, quelque part en Orient, dans un recoin
ignore, ou le pauvre Samuel aussi viendrait avec nous. J'ai realise a
peu pres ce reve, contraire a toutes les idees musulmanes, impossible
a tous egards.
Constantinople etait le seul endroit ou pareille chose put etre tentee;
c'est le vrai desert d'hommes dont Paris etait autrefois le type, un
assemblage de plusieurs grandes villes ou chacun vit a sa guise et sans
controle,--ou l'on peut mener de front plusieurs personnalites
differentes,--Loti, Arif et Marketo.
... Laissons souffler le vent d'hiver; laissons les rafales de decembre
ebranler les ferrures de notre porte et les grilles de nos fenetres.
Proteges par de lourds verrous de fer, par tout un arsenal d'armes
chargees,--par l'inviolabilite du domicile turc,--assis devant le
brasero de cuivre ... petite Aziyade, qu'on est bien chez nous!
V
LOTI A SA SOEUR, A BRIGHBURY
Chere petite soeur,
J'ai ete dur et ingrat de ne pas t'ecrire plus tot. Je t'ai fait
beaucoup de mal, tu le dis, et je le crois. Malheureusement, tout ce que
j'ai ecrit, je le pensais, et je le pense encore; je ne puis rien
maintenant contre ce mal que je t'ai fait; j'ai eu tort seulement de te
laisser voir au fond de mon coeur, mais tu l'avais voulu.
Je crois que tu m'aimes; tes lettres me le prouveraient a defaut
d'autres preuves. Moi aussi, je
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