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encore pour lui jeter un tapis qui lui servit de couverture.
Des que le ciel parut blanchir, je lui donnai l'ordre de disparaitre,
avec le conseil de ne point repasser le seuil de ma porte, et de ne se
retrouver meme jamais nulle part sur mon chemin.
* * * * *
3
EYOUB A DEUX
I
Eyoub, le 4 decembre 1876.
On m'avait dit: " Elle est arrivee! "--et depuis deux jours, je
vivais dans la fievre de l'attente.
--Ce soir, avait dit Kadidja (la vieille negresse qui, a Salonique,
accompagnait la nuit Aziyade dans sa barque et risquait sa vie pour sa
maitresse), ce soir, un caique l'amenera a l'echelle d'Eyoub, devant ta
maison.
Et j'attendais la depuis trois heures.
La journee avait ete belle et lumineuse; le va-et-vient de la Corne d'or
avait une activite inusitee; a la tombee du jour, des milliers de
caiques abordaient a l'echelle d'Eyoub, ramenant dans leur quartier
tranquille les Turcs que leurs affaires avaient appeles dans les centres
populeux de Constantinople, a Galata ou au grand bazar.
On commencait a me connaitre a Eyoub, et a dire:
--Bonsoir, Arif; qu'attendez-vous donc ainsi?
On savait bien que je ne pouvais pas m'appeler Arif, et que j'etais un
chretien venu d'Occident; mais ma fantaisie orientale ne portait plus
ombrage a personne, et on me donnait quand meme ce nom que j'avais
choisi.
II
Portia! flambeau du ciel! Portia! ta main, c'est moi!
(ALFRED DE MUSSET, _Portia_.)
Le soleil etait couche depuis deux heures quand un dernier caique
s'avanca seul, parti d'Azar-Kapou; Samuel etait aux avirons; une femme
voilee etait assise a l'arriere sur des coussins. Je vis que c'etait
elle.
Quand ils arriverent, la place de la mosquee etait devenue deserte, et
la nuit froide.
Je pris sa main sans mot dire, et l'entrainai en courant vers ma maison,
oubliant le pauvre Samuel, qui resta dehors ...
Et, quand le reve impossible fut accompli, quand elle fut la, dans cette
chambre preparee pour elle, seule avec moi, derriere deux portes garnies
de fer, je ne sus que me laisser tomber pres d'elle, embrassant ses
genoux. Je sentis que je l'avais follement desiree: j'etais comme
aneanti.
Alors j'entendis sa voix. Pour la premiere fois, elle parlait et je
comprenais,--ravissement encore inconnu!--Et je ne trouvais plus un
seul mot de cette langue turque que j'avais apprise pour elle; je lui
repondais dans la vieille langue anglais
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