t'aime, tu le sais.
Il faudrait m'interesser a quelque chose, dis-tu? a quelque chose de
bon et d'honnete, et le prendre a coeur. Mais j'ai ma pauvre chere
vieille mere; elle est aujourd'hui un but dans ma vie, le but que je me
suis donne a moi-meme. Pour elle, je me compose une certaine gaiete, un
certain courage: pour elle, je maintiens le cote positif et raisonnable
de mon existence, je reste Loti, officier de marine.
Je suis de ton avis, je ne connais pas de chose plus repoussante qu'un
vieux debauche qui s'en va de fatigue et d'usure, et qu'on abandonne.
Mais je ne serai point cet objet-la: quand je ne serai plus bien
portant, ni jeune, ni aime, c'est alors que je disparaitrai.
Seulement, tu ne m'as pas compris: quand j'aurai disparu, je serai
mort.
Pour vous, pour toi, a mon retour, je ferai un supreme effort. Quand je
serai au milieu de vous, mes idees changeront; si vous me choisissez une
jeune fille que vous aimiez, je tacherai de l'aimer, et de me fixer,
pour l'amour de vous, dans cette affection-la.
Puisque je t'ai parle d'Aziyade, je puis bien te dire qu'elle est
arrivee.--Elle m'aime de toute son ame, et ne pense pas que je puisse
me decider a la quitter jamais.--Samuel est revenu aussi; tous deux
m'entourent de tant d'amour, que j'oublie le passe et les ingrats,--un
peu aussi les absents ...
VI
Peu a peu, de modeste qu'elle etait, la maison d'Arif-Effendi est
devenue luxueuse: des tapis de Perse, des portieres de Smyrne, des
faiences, des armes. Tous ces objets sont venus un par un, non sans
peine, et ce mode de recrutement leur donne plus de charme.
La roulette a fourni des tentures de satin bleu brode de roses rouges,
defroques du serail; et les murailles, qui jadis etaient nues, sont
aujourd'hui tapissees de soie. Ce luxe, cache dans une masure isolee,
semble une vision fantastique.
Aziyade aussi apporte chaque soir quelque objet nouveau; la maison
d'Abeddin-Effendi est un capharnauem rempli de vieilles choses
precieuses, et les femmes ont le droit, dit-elle, de faire des emprunts
aux reserves de leurs maitres.
Elle reprendra tout cela quand le reve sera fini, et ce qui est a moi
sera vendu.
VII
Qui me rendra ma vie d'Orient, ma vie libre et en plein air, mes longues
promenades sans but, et le tapage de Stamboul?
Partir le matin de l'Atmeidan, pour aboutir la nuit a Eyoub; faire, un
chapelet a la main, la tournee des mosquees; s'arreter a tous les
cafedjis,
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