'ai besoin de me rattacher a quelqu'un; si c'est vrai, fais que je
puisse y croire. Je sens la terre qui manque sous mes pas, le vide se
fait autour de moi, et j'eprouve une angoisse profonde ...
Tant que je conserverai ma chere vieille mere, je resterai en apparence
ce que je suis aujourd'hui. Quand elle n'y sera plus, j'irai te dire
adieu, et puis je disparaitrai sans laisser trace de moi-meme ...
XXV
LOTI A PLUMKETT
Eyoub, 15 novembre 1876.
Derriere toute cette fantasmagorie orientale qui entoure mon existence,
derriere Arif-Effendi, il y a un pauvre garcon triste qui se sent
souvent un froid mortel au coeur. Il est peu de gens avec lesquels ce
garcon, tres renferme par nature, cause quelquefois d'une maniere un peu
intime,--mais vous etes de ces gens-la.--J'ai beau faire, Plumkett,
je ne suis pas heureux; aucun expedient ne me reussit pour m'etourdir.
J'ai le coeur plein de lassitude et d'amertume.
Dans mon isolement, je me suis beaucoup attache a ce va-nu-pieds ramasse
sur les quais de Salonique, qui s'appelle Samuel. Son coeur est sensible
et droit; c'est, comme dirait feu Raoul de Nangis, un diamant brut
enchasse dans du fer. De plus, sa societe est naive et originale, et je
m'ennuie moins quand je l'ai pres de moi.
Je vous ecris a cette heure navrante des crepuscules d'hiver; on
n'entend dans le voisinage que la voix du muezzin qui chante tristement,
en l'honneur d'Allah, sa complainte seculaire. Les images du passe se
presentent a mon esprit avec une nettete poignante; les objets qui
m'entourent ont des aspects sinistres et desoles; et je me demande ce
que je suis bien venu faire, dans cette retraite perdue d'Eyoub.
Si encore elle etait la,--elle, Aziyade!...
Je l'attends toujours,--mais, helas! comme attendait soeur Anne ...
Je ferme mes rideaux, j'allume ma lampe et mon feu: le decor change et
mes idees aussi. Je continue ma lettre devant une flamme joyeuse,
enveloppe dans un manteau de fourrure, les pieds sur un epais tapis de
Turquie. Un instant je me prends pour un derviche, et cela m'amuse.
Je ne sais trop que vous raconter de ma vie, Plumkett, pour vous
distraire; il y a abondance de sujets; seulement, c'est l'embarras du
choix. Et puis ce qui est passe est passe, n'est-ce pas? et ne vous
interesse plus.
Plusieurs maitresses, desquelles je n'ai aime aucune, beaucoup de
peripeties, beaucoup d'excursions, a pied et a cheval, par monts et par
vaux; partout des visages incon
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