e, le drole de type que je suis. Nous sommes,
voyez-vous, le produit de deux facteurs qui sont nos dispositions
hereditaires, ou l'enjeu que nous apportons en paraissant sur la scene
de la vie, et les circonstances qui nous modifient et nous faconnent,
comme une matiere plastique qui prend et garde les empreintes de tout ce
qui l'a touchee.--Les circonstances, pour moi, n'ont ete que
douloureuses; j'ai ete, pour me servir de l'expression consacree, forme
a l'ecole du malheur:--tout ce que je sais, je l'ai appris a mes
depens; aussi je le sais bien; c'est pourquoi je l'exprime parfois d'une
maniere un peu tranchante. Si j'ai l'air parfois de dogmatiser, c'est
que j'ai la pretention, moi qui ai souffert beaucoup, d'en savoir plus
que ceux qui ont moins souffert que moi, et de parler mieux qu'ils ne le
pourraient faire en connaissance de cause.
Pour moi, il n'y a pas d'espoir en ce monde et je n'ai pas cette
consolation de ceux qu'une foi ardente rend forts au milieu des luttes
de la vie, et confiants dans la justice supreme du createur.
Et, pourtant, je vis sans blasphemer.
Ai-je pu, au milieu de froissements continuels, conserver les illusions,
l'enthousiasme et la fraicheur morale de la jeunesse? Non, vous le
savez bien; j'ai renonce aux plaisirs de mon age, qui ne sont deja plus
de mon gout, j'ai perdu l'aspect et les allures d'un jeune homme, et je
vis desormais sans but comme sans espoir ... Est-ce a dire pourtant que
j'en sois reduit au meme point que vous, degoute de tout, niant tout ce
qui est bon, niant la vertu, niant l'amitie, niant tout ce qui peut nous
rendre superieurs a la brute? Entendons-nous, mon ami; sur ces points,
je pense tout autrement que vous. J'avoue que, malgre mon experience des
choses de ce monde (puissiez-vous n'en jamais acquerir une pareille, il
en coute trop cher!), je crois encore a tout cela, et a bien d'autres
choses encore.
A Londres, Georges m'a fait lire la lettre qu'il venait de recevoir de
vous.
Vous la commencez gentiment par le recit, circonstancie et agremente de
descriptions, d'une amourette a la turque. Nous vous suivons, Georges et
moi, a travers les meandres fantasmagoriques d'une grande fourmiliere
orientale. Nous restons la bouche beante en face des tableaux que vous
nous tracez; je songe a vos trois poignards, comme je songeais au
bouclier d'Achille, si _minutieusement chante_ par Homere! Et puis
enfin, peut-etre parce que vous avez recu un grain de poussiere da
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