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l'oeil, peut-etre parce que votre lampe s'est mise a fumer comme vous
acheviez votre lettre, peut-etre pour moins que cela, vous terminez en
nous lancant la serie des lieux communs edites au siecle dernier! je
crois vraiment que les lieux communs des freres ignorantins valent
encore mieux que ceux du materialisme, dont le resultat sera
l'aneantissement de tout ce qui existe. On les acceptait au XVIIIe
siecle, ces idees materialistes: Dieu etait un prejuge; la morale etait
devenue l'interet bien entendu, la societe un vaste champ d'exploitation
pour l'homme habile. Tout cela seduisait beaucoup de gens par sa
nouveaute et par la sanction qu'en recevaient les actes les plus
immoraux. Heureuse epoque ou aucun frein ne vous retenait; ou l'on
pouvait tout faire; l'on pouvait rire de tout, meme des choses les moins
droles, jusqu'au moment ou tant de tetes tomberent sous le couteau de la
Revolution, que ceux qui conserverent la leur commencerent a reflechir.
Ensuite vint une epoque de transition, ou l'on vit apparaitre une
generation atteinte de phtisie morale, affligee de sensiblerie
constitutionnelle, regrettant le passe qu'elle ne connaissait pas,
maudissant le present qu'elle ne comprenait pas, doutant de l'avenir
qu'elle ne devinait pas. Une generation de romantiques, une generation
de petits jeunes gens passant leur vie a rire, a pleurer, a prier, a
blasphemer, modulant sur tous les tons leur insipide complainte pour en
venir un beau jour a se faire sauter la cervelle.
Aujourd'hui, mon ami, on est beaucoup plus raisonnable, beaucoup plus
pratique: on se hate, avant d'etre devenu un homme, de devenir une
_espece d'homme_ ou un animal particulier, comme vous voudrez. On se
fait sur toute chose des opinions ou des prejuges en rapport avec son
etat; on tombe dans un certain milieu de la societe, on en prend les
idees. Vous acquerez ainsi une certaine tournure d'esprit, ou, si vous
aimez mieux, un genre de betise qui cadre bien avec le milieu dans
lequel vous vivez; on vous comprend, vous comprenez les autres, vous
entrez ainsi en communion intime avec eux et devenez reellement un
membre de leur corps. On se fait banquier, ingenieur, bureaucrate,
epicier, militaire ... Que sais-je? mais au moins on est quelque chose;
on fait quelque chose; on a la tete quelque part et non ailleurs; on ne
se perd pas dans des reves sans fin. On ne doute de rien; on a sa ligne
de conduite toute tracee par les devoirs que l'on est tenu de rem
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