sentiments humains, celui qui s'alimente des miseres et des fautes
connue des grandeurs et des actes heroiques, celui qui est de tous les
ages de notre vie, qui se developpe en nous avec le premier sentiment
de l'etre, et qui dure autant que nous, celui qui double et etend
reellement notre existence, celui qui renait de ses propres cendres
et se renoue aussi serre et aussi solide apres s'etre brise; ce
sentiment-la, helas! ce n'est pas l'amour, vous le savez bien, c'est
l'amitie.
Si je disais ici tout ce que je pense et tout ce que je sais de
l'amitie, j'oublierais que j'ai une histoire a vous raconter, et
j'ecrirais un gros traite en je ne sais combien de volumes; mais je
risquerais fort de trouver peu de lecteurs, en ce siecle ou l'amitie
a tant passe de mode qu'on n'en trouve guere plus que d'amour. Je me
bornerai donc a ce que je viens d'en indiquer peur poser ce preliminaire
de mon recit: a savoir, qu'un des amis que je regrette le plus et qui a
le plus mele ma vie a la sienne, ce n'a pas ete le plus accompli et le
meilleur de tous; mais, au contraire, un jeune homme rempli de defauts
et de travers, que j'ai meme meprise et bai a de certaines heures, et
pour qui cependant j'ai ressenti une des plus puissantes et des plus
invincibles sympathies que j'aie jamais connues.
Il se nommait Horace Dumontet; il etait fils d'un petit employe de
province a quinze cents francs d'appointements, qui, ayant epouse une
heritiere campagnarde riche d'environ dix mille ecus, se voyait a
la tete, comme on dit, de trois mille francs de rente. L'avenir,
c'est-a-dire l'avancement, etait hypotheque sur son travail, sa sante et
sa bonne conduite, c'est-a-dire son adhesion aveugle a tous les actes et
a toutes les formes d'un gouvernement et d'une societe quelconque.
Personne ne sera etonne d'apprendre que, dans une situation aussi
precaire et avec une aisance aussi bornee, M. et Mme Dumontet, le pere
et la mere de mon ami, eussent resolu de donner a leur fils ce qu'on
appelle de l'education, c'est-a-dire qu'ils l'eussent mis dans un
college de province jusqu'a ce qu'il eut ete recu bachelier, et qu'ils
l'eussent envoye a Paris pour y suivre les cours de la Faculte, a cette
fin de devenir en peu d'annees avocat ou medecin. Je dis que personne
n'en sera etonne, parce qu'il n'est guere de famille dans une position
analogue qui n'ait fait ce reve ambitieux de donner a ses fils une
existence independante. L'_independance_, ou ce qu'il se
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