houettes des heros de
Lepante, peints a fresque assez grossierement, dans des proportions
colossales, et revetus de leurs puissantes armures de guerre. On y voyait
le generalissime Veniers, qui, a l'age de soixante-seize ans, fit des
prodiges de valeur; le provediteur Barbarigo, le marquis de Santa Cruz,
les vaillants capitaines Loredano et Malipiero, qui tous deux perdirent la
vie dans cette sanglante journee; enfin le celebre Bragadino, qui avait
ete ecorche vif quelques mois avant la bataille par ordre de Mustapha, et
qui etait represente dans toute l'horreur de son supplice, la tete ceinte
d'une aureole de martyr et le corps a demi depouille de sa peau. Ces
fresques etaient peut-etre l'oeuvre de quelque soldat artiste blesse au
combat de Lepante. L'air de la mer en avait fait tomber une partie; mais
ce qui en restait avait encore un aspect formidable, et ces spectres
heroiques, mutiles et comme flottants dans le crepuscule, firent passer
dans l'ame d'Ezzelino des emotions de terreur religieuse et d'enthousiasme
patriotique.
Quelle fut sa surprise lorsqu'il fut tire de son austere reverie par les
sons d'un luth! Une voix de femme, suave et pleine d'harmonie, quoique un
peu voilee par le chagrin ou la souffrance, vint s'y meler, et lui fit
entendre distinctement ces vers d'une romance venitienne bien connue de
lui:
Venus est la belle deesse,
Venise est la belle cite.
Doux astre, ville enchanteresse,
Perles d'amour et de beaute,
Vous vous couchez dans l'onde amere,
Le soir, comme dans vos berceaux;
Car vous etes soeurs, et pour mere
Vous eutes l'ecume des flots.
Ezzelino n'eut pas un instant de doute sur cette romance et sur cette
voix.
"Giovanna!" s'ecria-t-il en s'elancant a l'autre bout de la salle, et en
soulevant d'une main tremblante l'epais rideau de tapisserie qui obstruait
la croisee du fond.
Cette croisee donnait sur l'interieur du chateau, sur une de ces parties
ceintes de batiments que dans nos edifices francais du moyen age on
appelait le preau. Ezzelino vit une petite cour dont l'aspect contrastait
avec tout le reste de l'ile et du chateau. C'etait un lieu de plaisance
bati recemment a la maniere orientale, et dans lequel on avait semble
vouloir chercher un refuge contre l'aspect fatigant des flots et l'aprete
des brises marines. Sur une assez large plate-forme quadrangulaire, on
avait rapporte des terres vegetales, et les plus belles fleurs de la Grece
y croissaient a l'abri des orages. Ce
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