ant a faire
tourbillonner les pigeons sur les toits et jouant au cheval fondu
avec les jeunes garcons de la cour. J'arrivai ainsi jusqu'au dela
de seize ans. Mais a cet age ma vie subit un grand changement.
Un jour d'automne, ma mere preparait dans son salon des confitures
au miel, et moi, tout en me lechant les levres, je regardais le
bouillonnement de la liqueur. Mon pere, assis pris de la fenetre,
venait d'ouvrir _l'Almanach de la cour_, qu'il recevait chaque
annee. Ce livre exercait sur lui une grande influence; il ne le
lisait qu'avec une extreme attention, et cette lecture avait le
don de lui remuer prodigieusement la bile. Ma mere, Qui savait par
coeur ses habitudes et ses bizarreries, tachait de cacher si bien
le malheureux livre, que des mois entiers se passaient sans que
l'_Almanach de la cour _lui tombat sous les yeux. En revanche,
quand il lui arrivait de le trouver, il ne le lachait plus durant
des heures entieres. Ainsi donc mon pere lisait l'_Almanach de la
cour _en haussant frequemment les epaules et en murmurant a demi-
voix: "General!... il a ete sergent dans ma compagnie. Chevalier
des ordres de la Russie!... y a-t-il si longtemps que nous...?"
Finalement mon pere lanca l'Almanach loin de lui sur le sofa et
resta plonge dans une meditation profonde, ce qui ne presageait
jamais rien de bon.
"Avdotia Vassilieva[4], dit-il brusquement en s'adressant a ma
mere, quel age a Petroucha[5]?
-- Sa dix-septieme petite annee vient de commencer, repondit ma
mere. Petroucha est ne la meme annee que notre tante Nastasia
Garasimovna[6] a perdu un oeil, et que...
-- Bien, bien, reprit mon pere; il est temps de le mettre au
service."
La pensee d'une separation prochaine fit sur ma mere une telle
impression qu'elle laissa tomber sa cuiller dans sa casserole, et
des larmes coulerent de ses yeux. Quant a moi, il est difficile
d'exprimer la joie qui me saisit. L'idee du service se confondait
dans ma tete avec celle de la liberte et des plaisirs qu'offre la
ville de Saint-Petersbourg. Je me voyais deja officier de la
garde, ce qui, dans mon opinion, etait le comble de la felicite
humaine.
Mon pere n'aimait ni a changer ses plans, ni a en remettre
l'execution. Le jour de mon depart fut a l'instant fixe. La
veille, mon pere m'annonca qu'il allait me donner une lettre pour
non chef futur, et me demanda du papier et des plumes.
"N'oublie pas, Andre Petrovitch, dit ma mere, de saluer de ma part
le prince B...;
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