battre derriere les tas de foin, le
lendemain matin, a six heures. A nous voir causer ainsi
amicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua nous trahir.
"Il y a longtemps que vous eussiez du faire comme cela, me dit-il
d'un air satisfait: mauvaise paix vaut mieux que bonne querelle.
-- Quoi? quoi, Ivan Ignatiitch? dit la femme du capitaine, qui
faisait une patience dans un coin; je n'ai pas bien entendu."
Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes de mauvaise
humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et ne sut que
repondre. Chvabrine le tira d'embarras.
"Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avons faite.
-- Et avec qui, mon petit pere, t'es-tu querelle?
-- Mais avec Piotr Andreitch, et jusqu'aux gros mots.
-- Pourquoi cela?
-- Pour une veritable misere, pour une chansonnette.
-- Beau sujet de querelle, une chansonnette! Comment c'est-il
arrive?
-- Voici comment. Piotr Andreitch a compose recemment une chanson,
et il s'est mis a me la chanter ce matin. Comme je la trouvais
mauvaise, Piotr Andreitch s'est fache. Mais ensuite il a reflechi
que chacun est libre de son opinion et tout est dit."
L'insolence de Chvabrine me mit en fureur; mais nul autre que moi
ne comprit ses grossieres allusions. Personne au moins ne les
releva. Des poesies, la conversation passa aux poetes en general,
et le commandant fit l'observation qu'ils etaient tous des
debauches et des ivrognes finis; il me conseilla amicalement de
renoncer a la poesie, comme chose contraire au service et ne
menant a rien de bon.
La presence de Chvabrine m'etait insupportable. Je me hatai de
dire adieu au commandant et a sa famille. En rentrant a la maison,
j'examinai mon epee, j'en essayai la pointe, et me couchai apres
avoir donne l'ordre a Saveliitch de m'eveiller le lendemain a six
heures.
Le lendemain, a l'heure indiquee, je me trouvais derriere les
meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas a
paraitre. "On peut nous surprendre, me dit-il; il faut se hater."
Nous mimes bas nos uniformes, et, restes en gilet, nous tirames
nos epees du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivi de
cinq invalides, sortit de derriere un tas de foin. Il nous intima
l'ordre de nous rendre chez le commandant. Nous obeimes de
mauvaise humeur. Les soldats nous entourerent, et nous suivimes
Ivan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pas
militaire avec une majestueuse gravite.
Nou
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