hauffes par le vin, avec des
visages enflammes et des yeux etincelants. Je ne voyais point
parmi eux les nouveaux affides, les traitres Chvabrine et
l'_ouriadnik_.
"Ah! ah! c'est Votre Seigneurie, dit Pougatcheff en me voyant.
Soyez le bienvenu. Honneur a vous et place au banquet!"
Les convives se serrerent; je m'assis en silence au bout de la
table. Mon voisin, jeune Cosaque elance et de jolie figure, me
versa une rasade d'eau-de-vie, a laquelle je ne touchai pas.
J'etais occupe a considerer curieusement la reunion. Pougatcheff
etait assis a la place d'honneur, accoude sur la table et appuyant
sa barbe noire sur son large poing. Les traits de son visage,
reguliers et agreables, n'avaient aucune expression farouche. Il
s'adressait souvent a un homme d'une cinquantaine d'annees, en
l'appelant tantot comte, tantot Timofeitch, tantot mon oncle. Tous
se traitaient comme des camarades, et ne montraient aucune
deference bien marquee pour leur chef. Ils parlaient de l'assaut
du matin, du succes de la revolte et de leurs prochaines
operations. Chacun se vantait de ses prouesses, exposait ses
opinions et contredisait librement Pougatcheff. Et c'est dans cet
etrange conseil de guerre qu'on prit la resolution de marcher sur
Orenbourg, mouvement hardi et qui fut bien pres d'etre couronne de
succes. Le depart fut arrete pour le lendemain.
Les convives burent encore chacun une rasade, se leverent de
table, et prirent conge de Pougatcheff. Je voulais les suivre,
mais Pougatcheff me dit:
"Reste la, je veux te parler."
Nous demeurames en tete-a-tete.
Pendant quelques instants continua un silence mutuel. Pougatcheff
me regardait fixement, en clignant de temps en temps son oeil
gauche avec une expression indefinissable de ruse et de moquerie.
Enfin, il partit d'un long eclat de rire, et avec une gaiete si
peu feinte, que moi-meme, en le regardant, je me mis a rire sans
savoir pourquoi.
"Eh bien! Votre Seigneurie, me dit-il; avoue-le, tu as eu peur
quand mes garcons t'ont jete la corde au cou? je crois que le ciel
t'a paru de la grandeur d'une peau de mouton. Et tu te serais
balance sous la traverse sans ton domestique. J'ai reconnu a
l'instant meme le vieux hibou. Eh bien, aurais-tu pense, Votre
Seigneurie, que l'homme qui t'a conduit au gite dans la steppe
etait le grand tsar lui-meme?"
En disant ces mots, il prit un air grave et mysterieux.
"Tu es bien coupable envers moi, reprit-il, mais je t'ai fait
grace pour
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