affaires
du service comme celles de son menage, et commandait dans toute la
forteresse comme dans sa maison. Marie Ivanovna cessa bientot de
se montrer sauvage. Nous fimes plus ample connaissance. Je trouvai
en elle une fille pleine de coeur et de raison, Peu a peu je
m'attachai a cette bonne famille, meme a Ivan Ignatiitch, le
lieutenant borgne.
Je devins officier. Mon service ne me pesait guere. Dans cette
forteresse benie de Dieu, il n'y avait ni exercice a faire, ni
garde a monter, ni revue a passer. Le commandant instruisait
quelquefois ses soldats pour son propre plaisir. Mais il n'etait
pas encore parvenu a leur apprendre quel etait le cote droit, quel
etait le cote gauche. Chvabrine avait quelques livres francais; je
me mis a lire, et le gout de la litterature s'eveilla en moi. Le
matin je lisais, et je m'essayais a des traductions, quelquefois
meme a des compositions en vers. Je dinais presque chaque jour
chez le commandant, ou je passais d'habitude le reste de la
journee. Le soir, le pere Garasim y venait accompagne de sa femme
Akoulina, qui etait la plus forte commere des environs. Il va sans
dire que chaque jour nous nous voyions, Chvabrine et moi.
Cependant d'heure en heure sa conversation me devenait moins
agreable. Ses perpetuelles plaisanteries sur la famille du
commandant, et surtout ses remarques piquantes sur le compte de
Marie Ivanovna, me deplaisaient fort. Je n'avais pas d'autre
societe que cette famille dans la forteresse, mais je n'en
desirais pas d'autre.
Malgre toutes les propheties, les Bachkirs ne se revoltaient pas.
La tranquillite regnait autour de notre forteresse. Mais cette
paix fut troublee subitement par une guerre intestine.
J'ai deja dit que je m'occupais un peu de litterature. Mes essais
etaient passables pour l'epoque, et Soumarokoff[34] lui-meme leur
rendit justice bien des annees plus tard. Un jour, il m'arriva
d'ecrire une petite chanson dont je fus satisfait. On sait que,
sous pretexte de demander des conseils, les auteurs cherchent
volontiers un auditeur benevole; je copiai ma petite chanson, et
la portai a Chvabrine, qui seul, dans la forteresse, pouvait
apprecier une oeuvre poetique.
Apres un court preambule, je tirai de ma poche mon feuillet, et
lui lus les vers suivants[35]:
_"Helas! en fuyant Macha, j'espere recouvrer ma liberte!_
_"Mais les yeux qui m'ont fait prisonnier sont toujours devant
moi._
_"Toi qui sais mes malheurs, Macha, en me voyant dans cet
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