fils Piotr, nous avons recu le 15 de ce mois la lettre dans
laquelle tu nous demandes notre benediction paternelle et notre
consentement a ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff[37].
Et non seulement je n'ai pas l'intention de te donner ni ma
benediction ni mon consentement, mais encore j'ai l'intention
d'arriver jusqu'a toi et de te bien punir pour tes sottises comme
un petit garcon, malgre ton rang d'officier, parce que tu as
prouve que tu n'es pas digne de porter l'epee qui t'a ete remise
pour la defense de la patrie, et non pour te battre en duel avec
des fous de ton espece. Je vais ecrire a l'instant meme a Andre
Carlovitch pour le prier de te transferer de la forteresse de
Belogorsk dans quelque endroit encore plus eloigne afin de faire
passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mere est
tombee malade de douleur, et maintenant encore elle est alitee.
Qu'adviendra-t-il de toi? Je prie Dieu qu'il te corrige, quoique
je n'ose pas avoir confiance en sa bonte.
"Ton pere,
"A. G."
La lecture de cette lettre eveilla en moi des sentiments divers.
Les dures expressions que mon pere ne m'avait pas menagees me
blessaient profondement; le dedain avec lequel il traitait Marie
Ivanovna me semblait aussi injuste que malseant; enfin l'idee
d'etre renvoye hors de la forteresse de Belogorsk m'epouvantait.
Mais j'etais surtout chagrine de la maladie de ma mere. J'etais
indigne contre Saveliitch, ne doutant pas que ce ne fut lui qui
avait fait connaitre mon duel a mes parents. Apres avoir marche
quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je
m'arretai brusquement devant lui, et lui dis avec colere: "Il
parait qu'il ne t'a pas suffi que, grace a toi, j'aie ete blesse
et tout au moins au bord de la tombe; tu veux aussi tuer ma mere".
Saveliitch resta immobile comme si la foudre l'avait frappe.
"Aie pitie de moi, seigneur, s'ecria-t-il presque en sanglotant;
qu'est-ce que tu daignes me dire? C'est moi qui suis la cause que
tu as ete blesse? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine
devant toi pour recevoir l'epee d'Alexei Ivanitch. La vieillesse
maudite m'en a seule empeche. Qu'ai-je donc fait a ta mere?
-- Ce que tu as fait? repondis-je. Qui est-ce qui t'a charge
d'ecrire une denonciation contre moi? Est-ce qu'on t'a mis a mon
service pour etre mon espion?
-- Moi, ecrire une denonciation! repondit Saveliitch tout en
larmes. O Seigneur, roi des cieux! Tiens, daigne lire ce qu
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