coutume barbare. Mais, de notre temps, personne ne doutait
de la necessite de la torture, ni les juges, ni les accuses eux-
memes. C'est pourquoi l'ordre du commandant n'etonna et n'emut
aucun de nous. Ivan Ignatiitch s'en alla chercher le Bachkir, qui
etait tenu sous clef dans le grenier de la commandante, et, peu
d'instants apres, on l'amena dans l'antichambre. Le commandant
ordonna qu'on l'introduisit en sa presence.
Le Bachkir franchit le seuil avec peine, car il avait aux pieds
des entraves en bois. Il ota son haut bonnet et s'arreta pres de
la porte. Je le regardai et tressaillis involontairement. Jamais
je n'oublierai cet homme: il paraissait age de soixante et dix ans
au moins, et n'avait ni nez, ni oreilles. Sa tete etait rasee;
quelques rares poils gris lui tenaient lieu de barbe. Il etait de
petite taille, maigre, courbe; mais ses yeux a la tatare
brillaient encore.
"Eh! eh! dit le commandant, qui reconnut a ces terribles indices
un des revoltes punis en 1741, tu es un vieux loup, a ce que je
vois; tu as deja ete pris dans nos pieges. Ce n'est pas la
premiere fois que tu te revoltes, puisque ta tete est si bien
rabotee. Approche-toi, et dis qui t'a envoye."
Le vieux Bachkir se taisait et regardait le commandant avec un air
de complete imbecillite.
"Eh bien, pourquoi te tais-tu? continua Ivan Kouzmitch; est-ce que
tu ne comprends pas le russe? Ioulai, demande-lui en votre langue
qui l'a envoye, dans notre forteresse."
Ioulai repeta en langue tatare la question d'Ivan Kouzmitch. Mais
le Bachkir le regarda avec la meme expression, et sans repondre un
mot.
"Iachki[41]! s'ecria le commandant; je te ferai parler. Voyons,
otez-lui sa robe de chambre rayee, sa robe de fou, et mouchetez-
lui les epaules. Voyons, Ioulai, houspille-le comme il faut."
Deux invalides commencerent a deshabiller le Bachkir. Une vive
inquietude se peignit alors sur la figure du malheureux. Il se mit
a regarder de tous cotes comme un pauvre petit animal pris par des
enfants. Mais lorsqu'un des invalides lui saisit les mains pour
les tourner autour de son cou et souleva le vieillard sur ses
epaules en se courbant, lorsque Ioulai prit les verges et leva la
main pour frapper, alors le Bachkir poussa un gemissement faible
et puissant, et, relevant la tete, ouvrit la bouche, ou, au lieu
de langue, s'agitait un court troncon.
Nous fumes tous frappes d'horreur.
"Eh bien, dit le commandant, je vois que nous ne pourrons rien
ti
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