onsentir. Alors le paysan s'elanca du lit, tira vivement sa hache
de sa ceinture et se mit a la brandir en tous sens. Je voulus
m'enfuir, mais je ne le pus pas. La chambre se remplissait de
cadavres. Je trebuchais contre eux; mes pieds glissaient dans des
mares de sang. Le terrible paysan m'appelait avec douceur en me
disant: "Ne crains rien, approche, viens que je te benisse".
L'effroi et la stupeur s'etaient empares de moi...
En ce moment je m'eveillai. Les chevaux etaient arretes;
Saveliitch me tenait par la main.
"Sors, seigneur, me dit-il, nous sommes arrives.
-- Ou sommes-nous arrives? demandai-je en me frottant les yeux.
-- Au gite; Dieu nous est venu en aide; nous sommes tombes droit
sur la haie de la maison. Sors, seigneur, plus vite, et viens te
rechauffer."
Je quittai la _kibitka_. Le _bourane_ durait encore, mais avec une
moindre violence. Il faisait si noir qu'on pouvait, comme on dit,
se crever l'oeil. L'hote nous recut pres de la porte d'entree, en
tenant une lanterne sous le pan de son cafetan, et nous
introduisit dans une chambre petite, mais assez propre. Une
_loutchina_[16] l'eclairait. Au milieu etaient suspendues une
longue carabine et un haut bonnet de Cosaque.
Notre hote, Cosaque du Iaik[17], etait un paysan d'une soixantaine
d'annees, encore frais et vert. Saveliitch apporta la cassette a
the, et demanda du feu pour me faire quelques tasses, dont je
n'avais jamais en plus grand besoin. L'hote se hata de le servir.
"Ou donc est notre guide? demandai-je a Saveliitch.
-- Ici, Votre Seigneurie", repondit une voix d'en haut.
Je levai les yeux sur la soupente, et je vis une barbe noire et
deux yeux etincelants.
"Eh bien! as-tu froid?
-- Comment n'avoir pas froid dans un petit cafetan tout troue?
J'avais un _touloup;_ mais, a quoi bon m'en cacher, je l'ai laisse
en gage hier chez le marchand d'eau-de-vie; le froid ne me
semblait pas vif."
En ce moment l'hote rentra avec le _somovar_[18] tout bouillant. Je
proposai a notre guide une tasse de the. Il descendit aussitot de
la soupente. Son exterieur me parut remarquable. C'etait un homme
d'une quarantaine d'annees, de taille moyenne, maigre, mais avec
de larges epaules. Sa barbe noire commencait a grisonner. Ses
grands yeux vifs ne restaient jamais tranquilles. Il avait dans la
physionomie une expression assez agreable, mais non moins
malicieuse. Ses cheveux etaient coupes en rond. Il portait un
petit _armak_[19] dechire et de
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