urageait a haute voix;
il s'etonnait de mes progres rapides, et, apres quelques lecons,
il me proposa de jouer de l'argent, ne fut-ce qu'une _groch_ (2
kopeks), non pour le gain, mais pour ne pas jouer pour rien, ce
qui etait, d'apres lui, une fort mauvaise habitude. J'y consentis,
et Zourine fit apporter du punch; puis il me conseilla d'en
gouter, repetant toujours qu'il fallait m'habituer au service.
"Car, ajouta-t-il, quel service est-ce qu'un service sans punch?"
Je suivis son conseil. Nous continuames a jouer, et plus je
goutais de mon verre, plus je devenais hardi. Je faisais voler les
billes par-dessus les bandes, je me fachais, je disais des
impertinences au marqueur qui comptait les points, Dieu sait
comment; j'elevais l'enjeu, enfin je me conduisais comme un petit
garcon qui vient de prendre la clef des champs. De cette facon, le
temps passa tres vite. Enfin Zourine jeta un regard sur l'horloge,
posa sa queue et me declara que j'avais perdu cent roubles[10].
Cela me rendit fort confus; mon argent se trouvait dans les mains
de Saveliitch. Je commencais a marmotter des excuses quand Zourine
me dit "Mais, mon Dieu, ne t'inquiete pas; je puis attendre".
Nous soupames. Zourine ne cessait de me verser a boire, disant
toujours qu'il fallait m'habituer au service. En me levant de
table, je me tenais a peine sur mes jambes. Zourine me conduisit a
ma chambre.
Saveliitch arriva sur ces entrefaites. Il poussa un cri quand il
apercut les indices irrecusables de mon zele pour le service.
"Que t'est-il arrive? me dit-il d'une voix lamentable. Ou t'es-tu
rempli comme un sac? O mon Dieu! jamais un pareil malheur n'etait
encore arrive.
-- Tais-toi, vieux hibou, lui repondis-je en begayant; je suis sur
que tu es ivre. Va dormir, ... mais, avant, couche-moi."
Le lendemain, je m'eveillai avec un grand mal de tete. Je me
rappelais confusement les evenements de la veille. Mes meditations
furent interrompues par Saveliitch, qui entrait dans ma chambre
avec une tasse de the. "Tu commences de bonne heure a t'en donner,
Piotr Andreitch[11], me dit-il en branlant la tete. Eh! de qui
tiens-tu? Il me semble que ni ton pere ni ton grand-pere n'etaient
des ivrognes. Il n'y a pas a parler de ta mere, elle n'a rien
daigne prendre dans sa bouche depuis sa naissance, excepte du
_kvass_[12]. A qui donc la faute? au maudit _moussie_: il t'a
appris de belles choses, ce fils de chien, et c'etait bien la
peine de faire d'un paien ton men
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