. J'ordonnai au cocher d'aller ou l'autre voulait. Les
chevaux marchaient lourdement dans la neige profonde. La _kibitka_
s'avancait avec lenteur, tantot soulevee sur un amas, tantot
precipitee dans une fosse et se balancant de cote et d'autre. Cela
ressemblait beaucoup aux mouvements d'une barque sur la mer
agitee. Saveliitch poussait des gemissements profonds, en tombant
a chaque instant sur moi. Je baissai la tsinovka[14], je
m'enveloppai dans ma pelisse et m'endormis, berce par le chant de
la tempete et le roulis du traineau. J'eus alors un songe que je
n'ai plus oublie et dans lequel je vois encore quelque chose de
prophetique, en me rappelant les etranges aventures de ma vie. Le
lecteur m'excusera si je le lui raconte, car il sait sans doute
par sa propre experience combien il est naturel a l'homme de
s'abandonner a la superstition, malgre tout le mepris qu'on
affiche pour elle.
J'etais dans cette disposition de l'ame ou la realite commence a
se perdre dans la fantaisie, aux premieres visions incertaines de
l'assoupissement. Il me semblait que le _bourane_ continuait
toujours et que nous errions sur le desert de neige. Tout a coup
je crus voir une porte cochere, et nous entrames dans la cour de
notre maison seigneuriale.
Ma premiere idee fut la peur que mon pere ne se fachat de mon
retour involontaire sous le toit de la famille, et ne l'attribuat
a une desobeissance calculee. Inquiet, je sors de ma _kibitka_, et
je vois ma mere venir a ma rencontre avec un air de profonde
tristesse. "Ne fais pas de bruit, me dit-elle; ton pere est a
l'agonie et desire te dire adieu." Frappe d'effroi, j'entre a sa
suite dans la chambre a coucher. Je regarde; l'appartement est a
peine eclaire. Pres du lit se tiennent des gens a la figure triste
et abattue. Je m'approche sur la pointe du pied. Ma mere souleve
le rideau et dit: "Andre Petrovitch, Petroucha est de retour; il
est revenu en apprenant ta maladie. Donne-lui ta benediction." Je
me mets a genoux et j'attache mes regards sur le mourant. Mais
quoi! au lieu de mon pere, j'apercois dans le lit un paysan a
barbe noire, qui me regarde d'un air de gaiete. Plein de surprise,
je me tourne vers ma mere: "Qu'est-ce que cela veut dire?
m'ecriai-je; ce n'est pas mon pere. Pourquoi veux-tu que je
demande sa benediction a ce paysan? -- C'est la meme chose,
Petroucha, repondit ma mere; celui-la est ton _pere assis_[15]_;_
baise-lui la main et qu'il te benisse." Je ne voulais pas y
c
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