me, debout sur le
perron et tenant une auge a la main, appelait des cochons qui lui
repondaient par un grognement amical. Et voila dans quelle contree
j'etais condamne a passer ma jeunesse!... Une tristesse amere me
saisit; je quittai la fenetre et me couchai sans souper, malgre
les exhortations de Saveliitch, qui ne cessait de repeter avec
angoisse: "O Seigneur Dieu! il ne daigne rien manger. Que dirait
ma maitresse si l'enfant allait tomber malade?"
Le lendemain, a peine avais-je commence de m'habiller, que la
porte de ma chambre s'ouvrit. Il entra un jeune officier, de
petite taille, de traits peu reguliers, mais dont la figure
basanee avait une vivacite remarquable.
"Pardonnez-moi, me dit-il en francais, si je viens ainsi sans
ceremonie faire votre connaissance. J'ai appris hier votre
arrivee, et le desir de voir enfin une figure humaine s'est
tellement empare de moi que je n'ai pu y resister plus longtemps.
Vous comprendrez cela quand vous aurez vecu ici quelque temps."
Je devinai sans peine que c'etait l'officier renvoye de la garde
pour l'affaire du duel. Nous fimes connaissance. Chvabrine avait
beaucoup d'esprit. Sa conversation etait animee, interessante. Il
me depeignit avec beaucoup de verve et de gaiete la famille du
commandant, sa societe et en general toute la contree ou le sort
m'avait jete. Je riais de bon coeur, lorsque ce meme invalide, que
j'avais vu rapiecer son uniforme dans l'antichambre du capitaine,
entra et m'invita a diner de la part de Vassilissa Iegorovna.
Chvabrine declara qu'il m'accompagnait.
En nous approchant de la maison du commandant, nous vimes sur la
place une vingtaine de petits vieux invalides, avec de longues
queues et des chapeaux a trois cornes. Ils etaient ranges en ligne
de bataille. Devant eux se tenait le commandant, vieillard encore
vert et de haute taille, en robe de chambre et en bonnet de coton.
Des qu'il nous apercut, il s'approcha de nous, me dit quelques
mots affables, et se remit a commander l'exercice. Nous allions
nous arreter pour voir les manoeuvres, mais il nous pria d'aller
sur-le-champ chez Vassilissa Iegorovna, promettant qu'il nous
rejoindrait aussitot. "Ici, nous dit-il, vous n'avez vraiment rien
a voir."
Vassilissa Iegorovna nous recut avec simplicite et bonhomie, et me
traita comme si elle m'eut des longtemps connu. L'invalide et
Palachka mettaient la nappe.
"Qu'est-ce qu'a donc aujourd'hui mon Ivan Kouzmitch a instruire si
longtemps ses t
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