e nous ajoutons a la moralite du destin, nous l'enlevons a notre ideal
moral le plus pur. Au contraire, plus nous sommes convaincus que le destin
n'est pas juste, plus nous elargissons et purifions devant nous les champs
d'une morale meilleure. Ne nous imaginons pas que les bases de la vertu
s'effondrent parce que Dieu nous semble injuste. Ce serait dans l'injustice
evidente de son Dieu que la vertu humaine trouverait enfin des fondements
inebranlables.
[Note 1: L'incendie du Bazar de la Charite a Paris (4 mai 1897)]
LXXIII
Resignons-nous a l'indifference de la nature envers le sage. Cette
indifference ne nous semble etrange que parce que nous ne sommes pas assez
sages; car l'un des devoirs de la sagesse est de se rendre un compte aussi
exact et aussi humble que possible de la place que l'etre humain occupe
dans l'univers.
L'etre humain parait grand dans sa sphere comme l'abeille parait grande sur
la cellule de son rayon de miel; mais il serait absurde d'esperer qu'une
fleur de plus s'ouvrira dans les champs parce que la reine des abeilles a
ete heroique dans sa ruche. Ne croyons pas nous diminuer en agrandissant
l'univers. Que ce soit nous-memes ou le monde entier qui nous paraisse
grand, le sentiment de l'infini, qui est le sang de toute vertu, circulera
de la meme facon dans notre ame.
Qu'est-ce qu'un acte de vertu pour en attendre ainsi des recompenses
extraordinaires? Ce n'est pas dans les lois de la gravitation mais en nous
qu'il faut trouver ces recompenses. Il n'y a que ceux qui ne savent pas ce
que c'est que le bien qui demandent un salaire pour le bien. Surtout
n'oublions pas qu'un acte de vertu est toujours un acte de bonheur. Il est
toujours la fleur d'une longue vie interieure heureuse et satisfaite. Il
suppose toujours des heures et de longues journees de repos sur les
montagnes les plus paisibles de notre ame. Aucune recompense posterieure ne
vaudrait la calme recompense qui l'a precede. Le juste qui perit dans la
catastrophe dont je viens de parler, n'etait la que parce que son ame avait
trouve dans le bien une certitude, une paix, que nul bonheur, nulle gloire,
nul amour n'aurait pu lui donner. Si les flammes s'ouvraient, si les eaux
reculaient, si la mort hesitait parfois devant de tels etres, que seraient
desormais les heros et les justes? Ou serait le bonheur d'une vertu qui
n'est completement heureuse que parce qu'elle est noble et pure, et qui
n'est noble et pure que parce qu'elle
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