nt ainsi, en voyant combien il
faut avoir lutte soi-meme pour distinguer leur bonheur plus etroit du
bonheur de ceux qui combattent a l'ecart, on attache peut-etre un peu moins
d'importance a la lutte, mais on l'aime davantage. Plus la recompense est
discrete, plus elle est desirable; non qu'on aime a jouir en secret, comme
un courtisan peu loyal, des faveurs du bonheur, mais les joies qu'il nous
accorde ainsi, sans l'annoncer aux autres, sont peut-etre les seules qu'il
n'ait pas derobees a la part de nos freres. Alors on ne regarde plus ces
derniers pour se dire: "Combien je suis loin de ces hommes" mais on peut
s'avouer enfin avec simplicite: "A mesure que je m'eleve, il me semble
que je m'eloigne moins de mes compagnons les plus nombreux et les plus
humbles, et je compte les pas que je fais vers un ideal incertain, aux pas
qui me rapprochent de ceux que j'avais meprises, dans l'ignorance et dans
la vanite des premiers jours."
LXXXVII
Au fond, qu'est-ce qu'une petite vie? Nous appelons ainsi une vie qui
s'ignore, une vie qui s'epuise sur place entre quatre ou cinq personnages,
une vie dont les sentiments, les pensees, les passions, les desirs
s'attachent a des objets insignifiants. Mais pour celui qui la regarde, par
le fait meme qu'il la regarde, toute vie devient grande. Une vie n'est ni
grande ni petite en elle-meme, elle est regardee plus ou moins grandement,
voila tout; et une existence qui semble haute et vaste a tous les hommes
est une existence qui a pris l'habitude de jeter sur elle-meme un regard
etendu. Si vous ne vous regardez jamais vivre, vous vivrez necessairement a
l'etroit; mais celui qui vous regarde vivre ainsi, trouvera, dans la
mediocrite meme de l'angle ou vous vous agitez, une sorte d'element
d'horizon, un point d'appui plus ferme, d'ou sa pensee s'elevera avec une
force plus humaine et plus sure.
On croit au premier abord, qu'il n'y a tout autour de nous qu'existences
engourdies, fermees et monotones, et que rien ne relie a notre ame, a un
sentiment permanent, a un interet eternel, a une humanite inepuisable, la
vie d'une vieille fille, d'un magistrat a l'intelligence retrecie, d'un
avare prisonnier de son or. Mais que quelqu'un s'avance au milieu d'elles,
l'oeil ouvert et l'oreille tendue, comme Balzac par exemple, et le
sentiment ne dans un pauvre salon de province s'etendra aussi loin, agitera
toute la vie humaine jusqu'en des sources aussi profondes, aussi
puissantes, que l'aug
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