les empeche de naitre autour de lui. Des gens qui auraient fait mille
choses folles ou mauvaises, ne les font pas, parce qu'ils ont rencontre un
etre doue d'une sagesse simple et vivante, car dans la vie, la plupart des
caracteres sont des caracteres accessoires, et suivant le hasard,
s'attachent a un sillage de souffrance ou de paix. Autour de Jean-Jacques
Rousseau, par exemple, tout gemit, tout trahit, tout est plein de detours
et d'arriere-pensees, tout parait delirer; autour de Jean-Paul, tout est
loyal, tout semble noble et clair, tout s'apaise et tout aime. Ce que nous
dominons en nous, nous le dominons en meme temps dans tous ceux qui
s'approchent de nous. Il se forme autour du juste un grand cercle paisible
ou les fleches du mal perdent peu a peu l'habitude de passer. Les
souffrances morales qui l'atteignent ne dependent plus des hommes. Il est
vrai, au pied de la lettre, que leur malice ne peut nous faire pleurer que
dans les regions ou nous n'avons pas encore perdu le desir de faire pleurer
nos ennemis. Si les traits de l'envie nous font saigner encore, c'est que
nous aurions pu lancer ces memes traits, et si une trahison nous arrache
des larmes, c'est que nous avons toujours en nous la puissance de trahir.
On ne peut blesser l'ame qu'avec les armes offensives qu'elle n'a pas
encore jetees sur le grand bucher de l'amour.
LXXVI
Quant aux drames du bien, ils se jouent sur une scene qui demeure
mysterieuse au sage comme aux autres hommes. Nous n'en apercevons que le
denouement, mais nous ignorons dans quelle ombre ou dans quelle lumiere ce
denouement fut prepare. Le juste ne peut se promettre qu'une chose, c'est
que son destin l'atteindra dans un acte de charite ou de justice. Il ne
sera jamais frappe qu'en etat de grace, selon l'expression des chretiens,
c'est-a-dire en etat de bonheur interieur. Et c'est deja fermer toutes les
portes aux mauvaises destinees interieures, et la plupart des portes aux
hasards du dehors.
A mesure que s'eleve notre idee du devoir et du bonheur, l'empire de la
souffrance morale se purifie; et n'est-ce pas l'empire le plus tyrannique
du destin? Notre bonheur depend, en somme, de notre liberte interieure.
Cette liberte grandit quand nous faisons le bien, et diminue quand nous
faisons le mal. Ce n'est pas metaphoriquement, mais tres reellement que
Marc-Aurele se delivre chaque fois qu'il trouve une verite nouvelle dans
l'indulgence, chaque fois qu'il pardonne ou qu'il pense.
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