d'Orio Soranzo; mais, comme si sa
propre vie eut dependu de la reponse du commandant, il ne put se resoudre
a lui adresser cette question. Le commandant, qui etait plein de
courtoisie, fut un peu surpris du trouble avec lequel le jeune comte
accueillait ses civilites, et prit cet embarras pour de la froideur et du
dedain. Il le conduisit dans une vaste salle d'architecture sarrasine,
dont il lui fit les honneurs; et peu a peu il reprit ses manieres
accoutumees, qui etaient les plus obsequieuses du monde. Ce commandant,
nomme Leontio, etait un Esclavon, officier de fortune, blanchi au service
de la republique. Habitue a s'ennuyer dans les emplois secondaires, il
etait d'un caractere inquiet, curieux et expansif. Ezzelin fut force
d'entendre les lamentations ordinaires de tout commandant de place
condamne a un hivernage triste et perilleux. Il l'ecoutait a peine;
cependant un nom qu'il prononca le tira tout a coup de sa reverie.
"Soranzo? s'ecria-t-il, ne pouvant plus se maitriser, qui donc est ce
Soranzo, et ou est-il maintenant?
--Messer Orio Soranzo, le gouverneur de cette ile, est celui dont j'ai
l'honneur de parler a votre seigneurie, repondit Leontio; il est
impossible qu'elle n'ait pas entendu parler de ce vaillant capitaine."
Ezzelin se rassit en silence; puis, au bout d'un instant, il demanda
pourquoi le gouverneur d'une place si importante n'etait pas a son poste,
surtout dans un temps ou les pirates couvraient la mer et venaient
attaquer les galeres de l'Etat presque sous le canon de son fort. Cette
fois il ecouta la reponse du commandant.
"Votre seigneurie, dit celui-ci, m'adresse une question fort naturelle, et
que nous nous adressons tous ici, depuis moi, qui commande la place,
jusqu'au dernier soldat de la garnison. Ah! seigneur comte! comme les plus
braves militaires peuvent se laisser abattre par un revers! Depuis
l'affaire de Patras, le noble Orio a perdu toute sa vigueur et toute son
audace. Nous nous devorons dans l'inaction, nous dont il gourmandait
naguere la paresse et la lenteur; et Dieu sait si nous meritions de tels
reproches! Mais, quelque injustes qu'ils pussent etre, nous aimions mieux
le voir ainsi que dans le decouragement ou il est tombe. Votre seigneurie
peut m'en croire, ajouta Leontio en baissant la voix, c'est un homme qui a
perdu la tete. Si les choses qui se passent maintenant sous ses yeux
eussent ete seulement racontees il y a deux mois, il serait parti comme un
aigle de mer
|