ous
recueillerons les voix suivant l'ordre legal, c'est-a-dire en
consultant d'abord les plus jeunes par le rang. Monsieur
l'enseigne, continua-t-il en s'adressant a moi, daignez nous
enoncer votre opinion."
Je me levai et, apres avoir depeint en peu de mots Pougatcheff et
sa troupe, j'affirmai que l'usurpateur n'etait pas en etat de
resister a des forces disciplinees.
Mon opinion fut accueillie par les employes civils avec un visible
mecontentement. Ils y voyaient l'impertinence etourdie d'un jeune
homme. Un murmure s'eleva, et j'entendis distinctement le mot
_suceur de lait_[53] prononce a demi-voix. Le general se tourna de
mon cote et me dit en souriant:
"Monsieur l'enseigne, les premieres voix dans les conseils de
guerre se donnent ordinairement aux mesures offensives. Maintenant
nous allons continuer a recueillir les votes. Monsieur le
conseiller de college, dites-nous votre opinion."
Le petit vieillard en habit d'etoffe moiree se hata d'avaler sa
troisieme tasse de the, qu'il avait melange d'une forte dose de
rhum.
"Je crois, Votre Excellence, dit-il, qu'il ne faut agir ni
offensivement ni defensivement.
-- Comment cela, monsieur le conseiller de college? repartit le
general stupefait. La tactique ne presente pas d'autres moyens; il
faut agir offensivement ou defensivement.
-- Votre Excellence, agissez subornativement[54].
-- Eh! oh! votre opinion est tres judicieuse; les actions
subornatives sont admises aussi par la tactique, et nous
profiterons de votre conseil. On pourra offrir pour la tete du
coquin soixante-dix ou meme cent roubles a prendre sur les fonds
secrets.
-- Et alors, interrompit le directeur des douanes, que je sois un
belier kirghise au lieu d'etre un conseiller de college, si ces
voleurs ne nous livrent leur _ataman_ enchaine par les pieds et
les mains.
-- Nous y reflechirons et nous en parlerons encore, reprit le
general. Cependant, pour tous les cas, il faut prendre aussi des
mesures militaires. Messieurs, donnez vos voix dans l'ordre
legal."
Toutes les opinions furent contraires a la mienne. Les assistants
parlerent a l'envi du peu de confiance qu'inspiraient les troupes,
de l'incertitude du succes, de la necessite de la prudence, et
ainsi de suite. Tous etaient d'avis qu'il valait mieux rester
derriere une forte muraille en pierre, sous la protection du
canon, que de tenter la fortune des armes en rase campagne. Enfin,
quand toutes les opinions se furent manifest
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