aventuriers de roman des chevaliers d'industrie; en un mot, la fantaisie
de la realite. Ce n'est pas que notre Uscoque ne fut, comme le corsaire
Conrad, de bonne maison et de bonne compagnie. Mais il a plu au poete d'en
faire un grand homme au denoument; et il n'en pouvait etre autrement,
puisque, n'en deplaise a notre ami Zuzuf, il avait oublie peu a peu le
personnage de son conte athenien pour ne plus voir dans Conrad que lord
Byron lui-meme. Quant a nous, qui voulons nous soumettre a la verite de la
chronique et rester dans le positif de la vie, nous allons vous montrer un
pirate beaucoup moins noble.
--Un corsaire en prose, dit Zuzuf.
--Il a beaucoup d'esprit et de gaiete pour un Turc," me dit Beppa en
baissant la voix.
L'histoire commenca enfin.
* * * * *
Au commencement ou eclata, vers la fin du quinzieme siecle, la fameuse
guerre de Moree, etant doge Marc-Antonio Giustiniani, Pier Orio Soranzo,
dernier descendant de la race ducale de ce nom, achevait de manger a
Venise une immense fortune. C'etait un homme encore jeune, d'une grande
beaute, d'une rare vigueur, de passions fougueuses, d'un orgueil effrene,
d'une energie indomptable. Il etait celebre dans toute la republique par
ses duels, ses prodigalites et ses debauches. On eut dit qu'il cherchait a
plaisir tous les moyens d'user sa vie, sans en venir a bout. Son corps
semblait etre a l'epreuve du fer, et sa sante a celle de tous les exces.
Pour ses richesses, ce fut different; elles ne tarderent pas a succomber
aux larges saignees qu'il y faisait tous les jours. Ses amis, voyant sa
ruine approcher, voulurent lui faire des remontrances et l'engager a
s'arreter sur la pente fatale qui l'entrainait; mais il ne voulut faire
attention a rien, et aux plus sages discours il ne repondait que par des
plaisanteries ou des rebuffades, appelant l'un pedant, traitant l'autre de
Jeremie batard, priant ceux qui ne trouveraient pas son vin bon d'aller
boire ailleurs, et promettant des coups d'epee a ceux qui reviendraient
lui parler d'affaires. Ce fut ainsi qu'il fit jusqu'au bout. Lorsque enfin,
toutes ses ressources epuisees, il se vit dans l'impossibilite absolue de
continuer son train de vie, il se mit pour la premiere fois a reflechir
serieusement a sa position. Apres s'etre bien consulte, il ne vit pour lui
que trois partis a prendre: le premier etait de se casser la tete et de
laisser ses creanciers se debrouiller comme ils p
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