moi; il avait quitte le
sentier a pic, il lui restait assez de raison pour ne pas songer a
descendre; il remontait en gesticulant vers la roche Sanadoire, et,
bien que le talus fut rapide, il n'etait pas dangereux.
Je pris Bibi par la bride et l'aidai a virer de bord, ce qui n'etait
pas facile. Puis je remontai avec lui le sentier pour regagner la
route; je comptais y retrouver maitre Jean, qui avait pris cette
direction.
Je ne l'y trouvai pas, et, laissant le fidele Bibi sur sa bonne foi,
je redescendis a pied, en droite ligne, jusqu'a la roche Sanadoire.
La lune eclairait vivement. J'y voyais comme en plein jour. Je ne fus
donc pas longtemps sans decouvrir maitre Jean assis sur un debris, les
jambes pendantes et reprenant haleine.
--Ah! ah! c'est toi, petit malheureux! me dit-il. Qu'as-tu fait de mon
pauvre cheval?
--Il est la, maitre, il vous attend, repondis-je.
--Quoi! tu l'as sauve? Fort bien, mon garcon! Mais comment as-tu fait
pour te sauver toi-meme? Quelle effroyable chute, hein?
--Mais, monsieur le professeur, nous n'avons pas fait de chute!
--Pas de chute? L'idiot ne s'en est pas apercu! Ce que c'est que le
vin! le vin!... O vin! vin de Chanturgue, vin de Chante-orgue... beau
petit vin musical! J'en boirais bien encore un verre! Apporte, petit!
Viens ca, doux sacristain! Frere, a la sante! A la sante des titans! A
la sante du diable!
J'etais un bon croyant. Les paroles du maitre me firent fremir.
--Ne dites pas cela, maitre, m'ecriai-je. Revenez a vous, voyez ou
vous etes!
--Ou je suis? reprit-il en promenant autour de lui ses yeux agrandis,
d'ou jaillissaient les eclairs du delire; ou je suis? ou dis-tu que je
suis? Au fond du torrent? Je ne vois pas le moindre poisson!
--Vous etes au pied de cette grande roche Sanadoire qui surplombe
de tous les cotes. Il pleut des pierres ici, voyez, la terre en est
couverte. N'y restons pas, maitre. C'est un vilain endroit.
--Roche Sanadoire! reprit le maitre en cherchant a soulever sur son
front son chapeau qu'il avait sous le bras. Roche _Sonatoire_, oui,
c'est la ton vrai nom, je te salue entre toutes les roches! Tu es le
plus beau jeu d'orgues de la creation. Tes tuyaux contournes doivent
rendre des sons etranges, et la main d'un titan peut seule te faire
chanter! Mais ne suis-je pas un titan, moi? Oui, j'en suis un, et, si
un autre geant me dispute le droit de faire ici de la musique, qu'il
se montre!... Ah! ah! oui-da! Ma cravache, petit?
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