n parle pas.
--Je vous demande pardon si l'interet que je vous porte m'a entrainee a
vous faire une question indiscrete.
--Oh! pour vous, Madame, c'est bien different. Il me semble que vous
etes si bonne qu'on n'est jamais humilie devant vous. Je vous dirai
donc, entre nous, que ma pauvre soeur est devenue folle par suite d'_une
amour contrariee_. Elle aimait un jeune homme tres-bien et tres-honnete,
mais qui n'avait rien, et nos parents n'ont pas voulu consentir au
mariage. Le jeune homme s'est engage et a ete se faire tuer a Alger. La
pauvre Bricoline, qui avait toujours ete triste et silencieuse depuis
son depart, et a qui on supposait seulement de l'humeur et un chagrin
qui passerait avec le temps, apprit sa mort d'une maniere un peu
trop cruelle. Ma mere, croyant qu'en perdant toute esperance elle en
prendrait enfin son parti, lui jeta cette mauvaise nouvelle a la tete,
avec des termes assez durs et dans un moment ou une emotion pareille
pouvait etre mortelle. Ma soeur ne parut pas entendre et ne repondit
rien. On etait en train de souper, je m'en souviens comme d'hier,
quoique je fusse bien jeune. Elle laissa tomber sa fourchette et regarda
ma mere pendant plus d'un quart d'heure sans dire un mot, sans baisser
les yeux, et d'un air si singulier que ma mere eut peur et s'ecria:
Ne dirait-on pas qu'elle veut me devorer?--Vous en ferez tant, dit ma
grand'mere, qui est une femme excellente et qui aurait voulu marier
Bricoline avec son amoureux, vous lui donnerez tant de soucis que vous
la rendrez folle.
Ma grand'mere n'avait que trop bien juge. Ma soeur etait folle, et
depuis ce jour-la, elle n'a plus jamais mange avec nous. Elle ne touche
a rien de ce qu'on lui presente, et elle vit toujours seule, nous fuyant
tous, et se nourrissant de vieux restes qu'elle va ramasser elle-meme
dans le fond du bahut quand il n'y a personne dans la cuisine.
Quelquefois elle se jette sur une volaille, la tue, la dechire avec ses
doigts et la devore toute sanglante. C'est ce qu'elle vient de faire,
j'en suis sure, car elle a du sang aux mains et sur son mouchoir.
D'autres fois elle arrache, des legumes dans le jardin et les mange
crus. Enfin elle vit comme une sauvage, et fait peur a tout le monde.
Voila les suites d'_une amour contrariee_, et mes pauvres parents ne
sont que trop punis d'avoir mal juge le coeur de leur fille. Cependant
ils ne parlent jamais de ce qu'ils feraient pour elle si c'etait a
recommencer.
Marcelle cru
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