ion sinistre, marchait
toujours, sans paraitre prendre garde a personne, et sa physionomie, qui
n'exprimait pas l'idiotisme, mais un desespoir sombre passe a l'etat
de contemplation abstraite, ne semblait recevoir aucune impression des
objets exterieurs. Cependant, lorsqu'elle arriva jusqu'a l'ombre
que Marcelle projetait a ses pieds, elle s'arreta comme si elle eut
rencontre un obstacle infranchissable, et tourna brusquement le dos pour
reprendre sa marche incessante et monotone.
--C'est, la pauvre _Bricoline_, dit Rose sans baisser la voix,
quoiqu'elle fut a portee d'etre entendue. C'est ma soeur ainee, qui est
_derangee_ (c'est-a-dire folle, en termes du pays). Elle n'a que trente
ans, quoiqu'elle ait l'air d'une vieille femme, et il y en a douze
qu'elle ne nous a pas dit un mot, ni paru entendre notre voix. Nous ne
savons pas si elle est sourde. Elle n'est pas muette, car lorsqu'elle se
croit seule, elle parle quelquefois, mais cela n'a aucun sens. Elle veut
toujours etre seule, et elle n'est pas mechante quand on ne la contrarie
pas. N'en ayez pas peur; si vous avez l'air de ne pas la voir, elle
ne vous regardera seulement pas. Il n'y a que quand nous voulons la
_rapproprier_ un peu, qu'elle se met en colere et se debat en criant
comme si nous lui faisions du mal.
--Maman, dit Edouard qui essayait de cacher son epouvante, ramene-moi a
la maison, j'ai faim.
--Comment aurais-tu faim? Tu sors de table, dit Marcelle qui n'avait
pas plus envie que son fils de contempler plus longtemps ce triste
spectacle. Tu te trompes assurement; viens dans une autre allee:
peut-etre qu'il fait encore trop de soleil dans celle-ci, et que la
chaleur te fatigue.
--Oui, oui, rentrons dans le taillis, dit Rose; ceci n'est pas gai a
voir. Il n'y a pas de risque qu'elle nous suive, et d'ailleurs, quand
elle est dans une allee, elle ne la quitte pas souvent; vous pouvez voir
que dans celle-ci, l'herbe est brulee au milieu, tant elle y a passe
et repasse, toujours au meme endroit. Pauvre soeur, quel dommage! elle
etait si belle et si bonne! Je me souviens du temps ou elle me portait
dans ses bras et s'occupait de moi comme vous vous occupez de ce bel
enfant-la. Mais depuis son malheur elle ne me connait plus et ne se
souvient pas seulement que j'existe.
--Ah! ma chere mademoiselle Rose, quel affreux malheur en effet! Et
quelle en est la cause? Est-ce un chagrin ou une maladie? Le sait-on?
--Helas! oui, on le sait bien. Mais on n'e
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