en voyant la ruine de tant
d'anciennes familles, on se dit qu'on sera plus sage, et on vise avec
soin, comment dirai-je?... avec passion, a etablir sa race dans la
richesse. On voudrait toujours doubler et tripler ce qu'on possede;
voila du moins ce que mon pere, ma mere, mes soeurs et leurs maris,
mes tantes et mes cousines, m'ont repete sur tous les tons depuis que
j'existe. Aussi, pour ne pas s'arreter dans le travail de s'enrichir, on
s'impose toutes sortes de privations. On fait de la depense devant
les autres de temps en temps, et puis, dans le secret du menage, on
tondrait, comme on dit, sur un oeuf. On craint de gater ses meubles, ses
robes, et de trop donner a ses aises. Du moins, c'est le systeme de ma
mere, et c'est un peu dur d'epargner toute sa vie et de s'interdire
toute jouissance quand on est a meme de se les donner. Et quand il faut
economiser sur le bien-etre, le salaire et l'appetit des autres, quand
il faut etre dur aux gens qui travaillent pour nous, cela devient tout a
fait triste. Quant a moi, si j'etais maitresse de me gouverner comme
je l'entends, je voudrais ne rien refuser aux autres ni a moi-meme. Je
mangerais mon revenu, et peut-etre que le fonds ne s'en porterait pas
plus mal. Car enfin on m'aimerait, on travaillerait pour moi avec zele
et avec fidelite. N'est-ce pas ce que Grand-Louis disait a diner? Il
avait raison.
--Ma chere Rose, il avait raison en theorie.
--En theorie?
--C'est-a-dire en appliquant ses idees genereuses a une societe qui
n'existe pas encore, mais qui existera un jour, certainement. Quant a
la pratique actuelle, c'est-a-dire quant a ce qui peut se realiser
aujourd'hui, vous vous feriez illusion, si vous pensiez qu'il suffirait
a quelques-uns d'etre bons, au milieu de tous les autres qui ne le sont
pas, pour etre compris, aimes et recompenses des cette vie.
--Ce que vous dites la m'etonne. Je croyais que vous penseriez comme
moi. Vous croyez donc qu'on a raison d'ecraser ceux qui travaillent a
notre profit?
--Je ne pense pas comme vous, Rose, et pourtant je suis bien loin de
penser comme vous le supposez. Je voudrais qu'on ne fit travailler
personne pour soi, mais qu'en travaillant chacun pour tous, on
travaillat pour Dieu et pour soi-meme par contre-coup.
--Et comment cela pourrait-il se faire?
--Ce serait trop long a vous expliquer, mon enfant, et je craindrais de
le faire mal. En attendant que l'avenir que je concois se realise, je
regarde comme un tr
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