s je devais revoir celle que j'avais crue perdue a jamais
pour moi. Je me representais le moment de notre reunion; mais
aussi je pensais a l'homme dans les mains duquel se trouvait ma
destinee, et qu'un etrange concours de circonstances attachait a
moi par un lien mysterieux. Je me rappelais la cruaute brusque, et
les habitudes sanguinaires de celui qui se portait le defenseur de
ma fiancee. Pougatcheff ne savait pas qu'elle fut la fille du
capitaine Mironoff; Chvabrine, pousse a bout, etait capable de
tout lui reveler, et Pougatcheff pouvait apprendre la verite par
d'autres voies. Alors, que devenait Marie? A cette idee un frisson
subit parcourait mon corps, et mes cheveux se dressaient sur ma
tete.
Tout a coup Pougatcheff interrompit mes reveries: "A quoi, Votre
Seigneurie, dit-il, daignes-tu penser?
-- Comment veux-tu que je ne pense pas? repondis-je; je suis un
officier, un gentilhomme; hier encore je te faisais la guerre, et
maintenant je voyage avec toi, dans la meme voiture, et tout le
bonheur de ma vie depend de toi.
-- Quoi donc! dit Pougatcheff, as-tu peur?"
Je repondis qu'ayant deja recu de lui grace de la vie, j'esperais,
non seulement en sa bienveillance, mais encore en son aide.
"Et tu as raison, devant Dieu tu as raison, reprit l'usurpateur.
Tu as vu que mes gaillards te regardaient de travers; encore
aujourd'hui, le petit vieux voulait me prouver a toute force que
tu es un espion et qu'il fallait te mettre a la torture, puis te
pendre. Mais je n'y ai pas consenti, ajouta-t-il en baissant la
voix de peur que Saveliitch et le Tatar ne l'entendissent, parce
que je me suis souvenu de ton verre de vin et de ton _touloup_. Tu
vois bien que je ne suis pas un buveur de sang, comme le pretend
ta confrerie."
Me rappelant la prise de la forteresse de Belogorsk je ne crus pas
devoir le contredire, et ne repondis mot.
"Que dit-on de moi a Orenbourg? demanda Pougatcheff apres un court
silence.
-- Mais on dit que tu n'es pas facile a mater. Il faut en
convenir, tu nous as donne de la besogne."
Le visage de l'usurpateur exprima la satisfaction de l'amour-
propre.
"Oui, me dit-il d'un air glorieux, je suis un grand guerrier.
Connait-on chez vous, a Orenbourg, la bataille de Iouzeieff[58]?
Quarante generaux ont ete tues, quatre armees faites prisonnieres.
Crois-tu que le roi de Prusse soit de ma force?"
La fanfaronnade du brigand me sembla passablement drole.
"Qu'en penses-tu toi-meme? lui di
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