C'est dans la propriete de mon parrain que je passais toutes mes
vacances, mes parents exercant une industrie insalubre dans un
milieu confine.
(Mes parents -- j'aime mieux le dire tout de suite, pour qu'on ne
les accuse pas d'indifference a mon egard -- avaient etabli une
raffinerie de phosphore dans un appartement du cinquieme etage,
rue des Blancs-Manteaux, compose d'une chambre, d'une cuisine et
d'un petit cabinet de debarras, servant de salon.)
Un veritable eden, la propriete de mon parrain! Mais c'est surtout
la basse-cour ou je me plaisais le mieux, probablement parce que
c'etait l'endroit le plus sale du domaine.
Il y avait la, vivant dans une touchante fraternite, un cochon
adulte, des lapins de tout age, des volailles polychromes et des
canards a se mettre a genoux devant, tant leur ramage valait leur
plumage.
La, je connus Ferdinand, qui, a cette epoque, etait un jeune
canard dans les deux ou trois mois. Ferdinand et moi, nous nous
plumes rapidement.
Des que j'arrivais, c'etaient des coincoins de bon accueil, des
fremissements d'ailes, toute une bruyante manifestation d'amitie
qui m'allait droit au coeur.
Aussi l'idee de la fin prochaine de Ferdinand me glacait-elle le
coeur de desespoir.
Ferdinand etait fixe sur sa destinee, _conscius sui fati_. Quand
on lui apportait dans sa nourriture des epluchures de navets ou
des cosses de petits pois, un rictus amer crispait les commissures
de son bec, et comme un nuage de mort voilait d'avance ses petits
yeux jaunes.
Heureusement que Ferdinand n'etait pas un canard a se laisser
mettre a la broche comme un simple dindon: " Puisque je ne suis
pas le plus fort, se disait-il, je serai le plus malin ", et il
mit tout en oeuvre pour ne connaitre jamais les hautes
temperatures de la rotissoire ou de la casserole.
Il avait remarque le manege qu'executait la cuisiniere, chaque
fois qu'elle avait besoin d'un sujet de la basse-cour. La cruelle
fille saisissait l'animal, le soupesait, le palpait soigneusement,
pelotage supreme!
Ferdinand se jura de ne point engraisser et il se tint parole.
Il mangea fort peu, jamais de feculents, evita de boire pendant
ses repas, ainsi que le recommandent les meilleurs medecins.
Beaucoup d'exercice.
Ce traitement ne suffisant pas, Ferdinand, aide par son instinct
et de rares aptitudes aux sciences naturelles, penetrait de nuit
dans le jardin et absorbait les plantes les plus purgatives, les
racines les plus drasti
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