il y a de plus curieux,
c'est que cette etrange maladie a sevi dans le pays comme une
epidemie. Rien qu'a l'asile du Bon Sauveur, il y a une trentaine
de gens d'Andouilly qui passent la journee a confectionner des
petits cochons avec de la mie de pain, et des petits cochons si
petits, monsieur, qu'il faut une loupe pour les apercevoir. Il y a
un nom pour designer cette maladie-la. On l'appelle... on l'appelle...
Comment diable le medecin de Paris a-t-il dit, monsieur Romain?
M. Romain, qui degustait son aperitif a une table voisine de la
mienne, repondit avec une obligeance melee de pose:
-- La delphacomanie, monsieur; du mot grec delphax, delphacos, qui
veut dire petit cochon.
-- Du reste, reprit le limonadier, si vous voulez avoir des
details, vous n'avez qu'a vous adresser a l'Hotel de France et de
Normandie. C'est la que le mal a commence.
Precisement l'Hotel de France et de Normandie est mon hotel, et je
me proposais d'y dejeuner.
Quand j'arrivai a la table d'hote, tout le monde etait installe,
et, parmi les convives, pas une tete de connaissance.
L'employe des ponts et chaussees, le postier, le commis de la
regie, le representant de la Nationale, tous ces braves garcons
avec qui j'avais si souvent trinque, tous disparus, disperses,
dans des cabanons peut-etre, eux aussi?
Mon coeur se serra comme dans un etau.
Le patron me reconnut et me tendit la main, tristement, sans une
parole.
-- Eh ben, quoi donc? fis-je.
-- Ah! Monsieur Ludovic, quel malheur pour tout le monde, a
commencer par moi!
Et comme j'insistais, il me dit tout bas:
-- Je vous raconterai ca apres dejeuner, car cette histoire-la
pourrait influencer les nouveaux pensionnaires.
Apres dejeuner, voici ce que j'appris:
La table d'hote de l'Hotel de France et de Normandie est
frequentee par des celibataires qui appartiennent, pour la
plupart, a des administrations de l'Etat, a des compagnies
d'assurances, par des voyageurs de commerce, etc., etc. En
general, ce sont des jeunes gens bien eleves, mais qui s'ennuient
un peu a Andouilly, joli pays, mais monotone a la longue.
L'arrivee d'un nouveau pensionnaire, voyageur de commerce,
touriste ou autre, est donc consideree comme une bonne fortune:
c'est un peu d'air du dehors qui vient doucement moirer le morne
et stagnant etang de l'ennui quotidien.
On cause, on s'attarde au dessert, on se montre des tours, des
equilibres avec des fourchettes, des assiettes, des bouteilles.
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