Quand il atteignit le pont, il apercut le fanal du dernier tramway pret
a partir et, par derriere, les fenetres eclairees du cafe du Globe.
Alors un besoin lui vint de raconter la catastrophe a quelqu'un,
d'exciter la commiseration, de se rendre interessant. Il prit une
physionomie lamentable, poussa la porte de l'etablissement, et s'avanca
vers le comptoir ou le patron tronait toujours. Il comptait sur un
effet, tout le monde allait se lever, venir a lui, la main
tendue:--"Tiens, qu'avez-vous?" Mais personne ne remarqua la desolation
de son visage. Alors il s'accouda sur le comptoir et, serrant son front
dans ses mains, il murmura: "Mon Dieu, mon Dieu!"
Le patron le considera:--"Vous etes malade, monsieur Caravan?"--Il
repondit:--"Non, mon pauvre ami; mais ma mere vient de mourir." L'autre
lacha un "Ah!" distrait; et comme un consommateur au fond de
l'etablissement criait:--"Un bock, s'il vous plait!" il repondit
aussitot d'une voix terrible:--"Voila, boum!... on y va," et s'elanca
pour servir, laissant Caravan stupefait.
Sur la meme table qu'avant diner, absorbes et immobiles, les trois
amateurs de dominos jouaient encore. Caravan s'approcha d'eux, en quete
de commiseration. Comme aucun ne paraissait le voir, il se decida a
parler:--"Depuis tantot, leur dit-il, il m'est arrive un grand
malheur."
Ils leverent un peu la tete tous les trois en meme temps, mais en
gardant l'oeil fixe sur le jeu qu'ils tenaient en main.--"Tiens, quoi
donc?"--"Ma mere vient de mourir." Un d'eux murmura:--"Ah! diable" avec
cet air faussement navre que prennent les indifferents. Un autre, ne
trouvant rien a dire, fit entendre, en hochant le front, une sorte de
sifflement triste. Le troisieme se remit au jeu comme s'il eut
pense:--"Ce n'est que ca!"
Caravan attendait un de ces mots qu'on dit "venus du coeur". Se voyant
ainsi recu, il s'eloigna, indigne de leur placidite devant la douleur
d'un ami, bien que cette douleur, en ce moment meme, fut tellement
engourdie qu'il ne la sentait plus guere.
Et il sortit.
Sa femme l'attendait en chemise de nuit, assise sur une chaise basse
aupres de la fenetre ouverte, et pensant toujours a l'heritage.
--Deshabille-toi, dit-elle: nous allons causer quand nous serons au lit.
Il leva la tete, et, montrant le plafond de l'oeil:--"Mais ... la-haut
... il n'y a personne."--"Pardon, Rosalie est aupres d'elle, tu iras la
remplacer a trois heures du matin, quand tu auras fait un somme."
Il r
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