ulons y gouter du plaisir dans toute la force du
terme et y eprouver des sensations reelles, qui mettent en emoi notre
organisme tout entier. On se tromperait d'ailleurs si on croyait que
nous sommes ici en contradiction avec ce que nous avons dit dans
le commencement de cet ouvrage, car il y a un ordre de sensations
auxquelles on ne parvient que par un effort constant et une puissante
application de l'esprit, et que par consequent la moindre distraction
empecherait de naitre en nous.
Tous les jours il peut nous arriver d'assister a des comedies plus
spirituelles ou plus amusantes que les comedies de Moliere, a des drames
plus interessants ou plus poignants que les tragedies de Corneille et de
Racine. On outrepasserait la verite en voulant prouver que toutes
les pieces le cedent en gaiete ou en force dramatique aux oeuvres
classiques: ce n'est pas vrai. Pour moi, j'avoue tres humblement, m'etre
souvent beaucoup plus amuse a certaines pieces du Palais-Royal, du
Vaudeville ou des Varietes qu'a la representation des _Femmes savantes_
ou du _Misanthrope_; et en depit d'une rhetorique froide et gourmee il
faut reconnaitre que le rire, le fou rire meme, est un plaisir que nous
recherchons et dont il ne faut pas rabaisser la valeur. De meme, a
des drames de l'Ambigu ou de la Porte-Saint-Martin, j'ai eprouve des
sensations de pitie, de terreur ou d'anxiete beaucoup plus fortes que
celles que m'ont jamais causees les heros ou les heroines des plus
belles tragedies; et ces impressions ont pour nous des voluptes
auxquelles nous goutons avidement et qui nous arrachent des
applaudissements et des cris. Or ce qu'il faut bien comprendre, c'est
que les sensations que nous font eprouver les oeuvres classiques sont
tout aussi reelles, mais qu'elles sont d'un autre ordre, et d'un ordre
superieur. C'est donc precisement leur realite qu'il faut mettre en
evidence, car c'est par leur realite que ces jouissances artistiques ont
du prix pour les hommes, les attirent et les sollicitent avec une force
qu'elles n'auraient pas si elles n'avaient a leur offrir qu'un semblant
de plaisir ideal et platonique. Or, a l'egard de cette realite, il n'y a
pas de doute a avoir.
Quand commence une representation tragique les spectateurs sont d'abord
simplement attentifs, les uns parce qu'ils se disposent a un plaisir
ineffable qu'ils connaissent, les autres par l'intuition qu'ils ont de
ce plaisir, un certain nombre enfin par respect, par convenance ou mem
|