e soupe, qu'ils avalerent en un clin d'oeil,
puis un bon bouilli aux choux, qui disparut egalement, enfin une salade
et du fromage, qu'ils savourerent avec moins d'avidite, leur faim se
trouvant apaisee.
On me donna une botte de foin, j'en mangeai a peine; j'avais le coeur
gros, et je n'avais pas faim.
L'aubergiste alla convoquer tout le village pour me voir saluer; la cour
se remplit de monde, et j'entrai dans le cercle, ou m'amena mon nouveau
maitre, qui se trouvait fort embarrasse, ne sachant pas ce que je savais
faire, et si j'avais recu une education d'ane savant. A tout hasard, il
me dit:
--Saluez la societe.
Je saluai a droite, a gauche, en avant, en arriere, et tout le monde
d'applaudir.
--Que vas-tu lui faire faire? dit tout bas sa femme; il ne saura pas ce
que tu lui veux.
--Peut-etre l'aura-t-il appris. Les anes savants sont intelligents; je
vais toujours essayer.
--Allons, Mirliflore (ce nom me fit soupirer), va embrasser la plus
jolie dame de la societe.
Je regardai a droite, a gauche; j'apercus la fille de l'aubergiste,
jolie brune de quinze a seize ans qui se tenait derriere tout le monde.
J'allai a elle, j'ecartai avec ma tete ceux qui genaient le passage, et
je posai mon nez sur le front de la petite, qui se mit a rire et qui
parut contente.
--Dites donc, pere Hutfer, vous lui avez fait la lecon, pas vrai? dirent
quelques personnes en riant.
--Non, d'honneur, repondit Hutfer; je ne m'y attendais seulement pas.
--A present, Mirliflore, dit l'homme, va chercher quelque chose,
n'importe quoi, ce que tu pourras trouver, et donne-le a l'homme le plus
pauvre de la societe.
Je me dirigeai vers la salle ou l'on venait de diner, je saisis un
pain, et, le rapportant en triomphe, je le remis entre les mains de mon
nouveau maitre. Rire general, tout le monde applaudit, un ami s'ecria:
"Ceci ne vient pas de vous, pere Hutfer; cet ane a reellement du savoir;
il a bien profite des lecons de son maitre."
--Allez-vous lui laisser son pain tout de meme? dit quelqu'un dans la
foule.
--Pour ca, non, dit Hutfer; rendez-moi cela, l'homme a l'ane; ce n'est
pas dans nos conventions.
--C'est vrai, repondit l'homme; et pourtant mon ane a dit vrai en
faisant de moi l'homme le plus pauvre de la societe, car nous n'avions
pas mange depuis hier matin, ma femme, mon fils et moi, faute de deux
sous pour acheter un morceau de pain.
--Laissez-leur ce pain, mon pere, dit Henriette Hutfer; nous n'en
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