l'amour, dans la douleur, dans l'angoisse, dans la passion, dans la joie,
elle eut tout ce qui reste des emotions humaines apres qu'elles ne sont
plus. Lequel aura veritablement possede quelque chose, de l'aveugle qui
habite un palais feerique ou de celui qui n'est entre qu'une fois dans ce
palais, mais qui y est entre les yeux ouverts?
"Vivre, ne pas vivre." Ne nous laissons pas egarer par les mots. Il est
parfaitement possible d'exister sans reflechir, mais il n'est pas possible
de reflechir sans vivre. L'essence heureuse ou malheureuse d'un evenement
se trouve dans l'idee qu'on en tire: pour les forts, dans l'idee qu'ils en
tirent eux-memes; pour les faibles, dans l'idee que les autres en tirent.
Il se peut que mille evenements physiques viennent a votre rencontre, le
long de votre route vers le tombeau, et qu'aucun d'eux ne trouve en vous la
force qu'il lui faudrait pour se transformer en evenement moral. C'est
seulement alors que l'homme doit se dire: "Je n'ai peut-etre pas vecu."
CIV
Aussi est-il permis d'affirmer que le bonheur intime de notre heroine,
comme celui de tout etre, est exactement represente par sa morale et par sa
conception de l'univers. Voila la clairiere qu'il faudrait toujours mesurer
a la fin d'une vie, dans la foret des accidents, pour estimer l'etendue
d'un bonheur. Et qui pourrait encore verser les petites larmes des
deceptions, des inquietudes et des tristesses quotidiennes qui sont seules
douloureuses, puisque, au lieu de rafraichir, elles aigrissent les regards,
qui pourrait encore les verser sur les hauteurs de la comprehension et de
l'apaisement ou s'eleva l'ame d'Emily Bronte?
On comprend alors qu'elle ne pleure pas comme la plupart des femmes qui
errent toute leur vie de petites joies brisees en petites joies brisees.
Une joie brisee n'accable que lorsqu'on la promene sans raison, comme le
bucheron qui ne deposerait jamais son fardeau de bois mort. Mais le bois
mort n'est pas fait pour etre promene sur nos epaules, il est fait pour
etre allume et transforme en flammes eclatantes. A voir les flammes qui
jaillissent dans l'ame d'Emily, on ne songe pas plus longtemps qu'elle n'y
songe elle-meme, aux tristesses du bois mort. Il n'y a pas de malheur sans
horizon, il n'y a pas de tristesse sans remede, pour celui qui, tout en
souffrant et tout en s'affligeant comme les autres, apprend a suivre, au
fond de la tristesse et au fond du malheur, le grand geste de la nature,
qui est
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