voir passe par un caractere tres
etroit. Je remarque presque toujours le meme defaut de clairvoyance, et
surtout le meme manque de retour sur soi-meme. Quand un etre veut nous
montrer sa vie, il commence par nous dire sa maniere de voir, de
comprendre, de sentir; on voit alors une noble nature d'ame; puis, a mesure
qu'on penetre avec lui dans son existence, il nous enumere ses actes, ses
douleurs et ses joies, et dans tout cela, il n'y a plus trace de l'ame
qu'on avait apercue un instant a travers les principes et les idees. Des
qu'il y a action, les instincts interviennent, le caractere s'impose, et
l'ame, c'est-a-dire la partie superieure de l'etre, nous semble aneantie,
on dirait une princesse qui aime mieux vivre dans une misere sordide que
d'endurcir ses mains a des besognes ordinaires."
CVI
Helas! rien n'est fait, tant qu'on n'a pas appris a endurcir ses mains,
tant qu'on n'a pas appris a transformer l'or et l'argent de ses pensees en
une clef qui n'ouvre plus la porte d'ivoire de nos songes, mais la porte
meme de notre maison, en une coupe qui ne tient pas seulement l'eau
merveilleuse de nos reves, mais qui ne laisse pas fuir l'eau tres reelle
qui tombe sur notre toit, en une balance qui ne se contente pas de peser
vaguement ce que nous allons faire dans l'avenir, mais qui nous marque avec
exactitude le poids de ce que nous avons fait aujourd'hui. L'ideal le plus
haut n'est qu'un ideal provisoire tant qu'il ne penetre pas familierement
tous nos membres, tant qu'il n'a pas trouve moyen de se glisser pour ainsi
dire jusqu'a l'extremite de nos doigts. Il y a des etres en qui le retour
sur soi ne profite qu'a leur intelligence. Il en est d'autres en qui ce
meme retour ajoute toujours quelque chose a leur caractere. Les uns sont
clairvoyants tant qu'il n'est pas question d'eux-memes, tant qu'il n'est
pas question d'agir; les yeux des autres s'illuminent surtout quand il
s'agit d'entrer dans la realite, quand il s'agit d'un acte. On dirait qu'il
y a une conscience intellectuelle, eternellement assise, eternellement
couchee sur un trone immobile, et qui ne communique avec la volonte que par
la voie d'ambassadeurs infideles ou tardifs, et une conscience morale
toujours debout sur ses deux pieds, toujours prete a marcher. Il est vrai
que celle-ci depend peut-etre de la premiere, n'est peut-etre que la
premiere, qui, fatiguee d'un long repos, ayant appris dans ce repos tout ce
qu'elle peut apprendre, se decide a
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