e, tout talent. Absorbe par l'amour,
consterne par la crainte de voir perir celle que j'aimais, j'ai oublie que
j'etais un guerrier pour me rappeler seulement que j'etais l'epoux et
l'amant de Giovanna. Je me suis deshonore peut-etre, je l'ignore; que
m'importe? Il n'y a pas de place en moi pour d'autres chagrins."
Ces infames mensonges eurent un tel succes, que Morosini en vint a cherir
Soranzo de toute la chaleur de son ame grande et candide. Lorsque la
douleur de son neveu lui parut calmee, il voulut le ramener a Venise, ou
les affaires de la republique l'appelaient lui-meme. Il le prit donc sur
sa propre galere, et durant le voyage il fit les plus genereux efforts
pour rendre le courage et l'ambition a celui qu'il appelait son fils.
La galere de Soranzo, objet de toute sa secrete sollicitude, marchait de
conserve avec celles qui portaient Morosini et sa suite. Vous pensez bien
que sa maladie, son desespoir et sa folie n'avaient pas empeche Soranzo de
couver de l'oeil, a toute heure, sa chere galeotte lestee d'or. Naam, le
seul etre auquel il put se fier autant qu'a lui-meme, etait assise a la
proue, attentive a tout ce qui se passait a son bord et a celui de
l'amiral. Naam etait profondement triste; mais son amour avait resiste a
ces terribles epreuves. Soit que Soranzo eut reussi a la tromper comme les
autres, soit qu'une douleur reelle, suite et chatiment de sa feinte
douleur, se fut emparee de lui, Naam avait cru lui voir repandre de
veritables larmes; les acces de son delire l'avaient effrayee. Elle savait
bien qu'il mentait aux hommes; mais elle ne pouvait imaginer qu'il voulut
mentir a elle aussi, et elle crut a ses remords. Et puis, par quels odieux
artifices Soranzo, sentant combien le devouement de Naam lui etait
necessaire, n'avait-il pas cherche a reprendre sur elle son premier
ascendant! Il avait essaye de lui faire comprendre le sentiment de la
jalousie chez les femmes europeennes, et a lui inspirer une haine posthume
pour Giovanna; mais la il avait echoue. L'ame de Naam, rude et puissante
jusqu'a la ferocite, etait trop grande pour l'envie ou la vengeance; le
destin etait son Dieu. Elle etait implacable, aveugle, calme comme lui.
Mais ce que Soranzo reussit a lui persuader, c'est que Giovanna avait
decouvert son sexe, et qu'elle avait blame severement son epoux d'avoir
deux femmes.
"Dans notre religion, disait-il, c'est un crime que la loi punit de mort,
et Giovanna n'eut pas manque de s'en plain
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