signora
Memmo avant qu'elle eut eu la presence d'esprit de lui adresser la parole,
je vois bien que votre seigneurie s'est trompee en m'accordant cette
faveur insigne. Je ne l'esperais pas, et le musicien qui s'est permis de
vous adresser des vers si audacieux n'y etait point autorise par moi. Mon
amour n'eut jamais ete hardi a ce point, et je ne suis pas venu implorer
ici de la bienveillance, mais de la pitie. Vous voyez en moi un homme trop
humilie pour se permettre jamais autre chose que d'elever autour de votre
demeure des plaintes et des gemissements. Que vous connaissiez ma douleur,
que vous fussiez bien sure que, loin d'insulter a la votre, je la
ressentais plus profondement encore que vous-meme, c'est tout ce que je
voulais. Voyez mon humilite et mon respect! Je vous rapporte ce gage
precieux que j'aurais voulu conquerir au prix de tout mon sang, mais que
je ne veux pas derober."
Ce discours hypocrite toucha profondement la bonne Memmo. C'etait une
femme de moeurs douces et d'un coeur trop candide pour se mefier d'une
protestation si touchante.
"Seigneur Soranzo, repondit-elle, j'aurais peut-etre de graves reproches a
vous faire si je ne voyais aujourd'hui pour la troisieme fois combien
votre repentir est sincere et profond. Je n'aurai donc plus le courage de
vous accuser interieurement, et je vous promets de garder desormais, avec
moins d'effort que je ne l'ai fait jusqu'ici, le silence que les
convenances m'imposent. Je vous remercie de cette demarche, ajouta-t-elle
en rendant le bouquet a sa niece; et, si je vous supplie de ne plus
reparaitre ici ni autour de ma maison, c'est en vue de notre reputation,
et non plus, je vous le jure, en raison d'aucun ressentiment personnel."
Malgre sa defaillance, Argiria avait tout entendu. Elle fit un grand
effort pour retrouver le courage de parler a son tour, et soulevant sa
belle tete pale du sein de sa tante:
"Faites comprendre aussi a messer Soranzo, ma chere tante, dit-elle, qu'il
ne doit jamais ni nous adresser la parole ni seulement nous saluer en
quelque lieu qu'il nous rencontre. Si son respect et sa douleur sont
sinceres, il ne voudra pas presenter davantage a nos regards des traits
qui nous retracent si vivement le souvenir de notre infortune.
--Je ne demande qu'une seule grace avant de me soumettre a cet arret de
mort, dit Orio: c'est que ma defense soit entendue et ma conduite jugee.
Je sens que ce n'est point ici le lieu ni le moment d'entamer cette
|