s tout en
sueur pour l'avoir porte jusqu'ici; je fais comme les navires pres de
sombrer, je jette ma cargaison a la mer.
--Mais voici, reprit Zuliani, un navire de bonne rencontre, qui va prendre
a bord ta cargaison, et voguer de conserve avec toi jusqu'au port. Allons,
donne-moi tes sequins et ton bras aussi, si tu es fatigue.
--Attends, dit Soranzo d'un air hebete, laisse-moi jeter encore quelques
poignees de ces _doges_ dans ce canal. J'ai decouvert que c'etait un
plaisir tres-vif, et c'est quelque chose que de trouver un amusement
nouveau.
--Corps du Christ! que je sois damne si j'y consens! s'ecria Zuliani;
songe qu'une partie de cet or est a moi.
--C'est vrai, dit Orio en lui remettant tout ce qu'il avait sur lui; et,
par Dieu! il me prend fantaisie de te lever le pied et de te jeter avec la
cargaison dans le canal. Je serai plus sur de vous voir couler a fond tous
les deux."
Zuliani se prit a rire, et comme ils se remettaient en marche:
"Tu es donc bien sur de gagner demain, dit-il a son extravagant compagnon,
que tu veux tout perdre aujourd'hui?
--Zuliani, repondit Orio apres avoir marche quelques instants en silence,
tu sauras que je n'aime plus le jeu.
--Qu'aimes-tu donc? la torture?
--Oh! pas davantage! dit Soranzo d'un ton sinistre et avec un affreux
sourire; je suis encore plus blase la-dessus que sur le jeu!
--Par notre sainte mere l'inquisition! tu m'effrayes! Aurais-tu affaire
parfois, la nuit, au palais ducal? Les familiers du saint-office
t'invitent-ils quelquefois a souper avec le tourmenteur? Es-tu de quelque
conspiration ou de quelque secte, ou bien vas-tu voir ecorcher de temps en
temps pour ton plaisir? Si tu es soupconne de quoi que ce soit, dis-le-moi,
et je te souhaite le bonjour; car je n'aime ni la politique ni la
scolastique, et les bas rouges du bourreau sont d'une nuance aigue qui
m'eblouit et m'affecte la vue.
--Tu es un sot, repondit Orio. Le bourreau dont tu parles est un bel
esprit mielleux qui fait de fades sonnets. Il en est un qui connait mieux
son affaire, et qui vous ecorche un homme bien plus lestement: c'est
l'ennui. Le connais-tu?
--Ah! bon! c'est une metaphore. Tu as l'humeur chagrine ce matin: c'est la
suite de ton attaque de nerfs. Tu aurais du boire un grand verre de vin de
Kyros pour chasser ces vapeurs.
--Le vin n'a plus de gout, Zuliani, et d'effet encore moins. Le sang de la
vigne a gele dans ses veines, et la terre n'est plus qu'un limon st
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