ors. Pendant une heure il
reussit a vivre tout entier dans l'heure presente. C'etait beaucoup pour
lui. La nuit n'en fut guere moins affreuse; mais le matin approchait: il
se fit une sorte de fete de retourner a Saint-Marc, et, comme les gens en
proie aux maladies nerveuses sont quelquefois soulages d'avance par la
confiance qu'ils ont en de certains breuvages, il lui arriva de se trouver
bien heureux d'avoir en vue, pour la premiere fois depuis si longtemps,
une occupation agreable, et cette idee le fit dormir tranquillement durant
toute une heure.
Le medecin vint, et, s'etant fait rendre compte du resultat de son
ordonnance, il dit:
"Vous passerez deux heures aujourd'hui a Saint-Marc, et, la nuit prochaine,
vous dormirez deux heures."
Soranzo le prit au mot, et passa deux heures a l'eglise. Il etait
tellement persuade qu'il dormirait deux heures, que le fait eut lieu. Le
medecin s'applaudit d'avoir trouve un de ces sujets precieux a
l'observateur scientifique, auxquels il suffit d'allumer l'imagination
pour que les effets desires se produisent reellement. Il en conclut que le
sang d'Orio etait bien appauvri, et son ame absolument vide d'idees et de
sentiments. Le troisieme jour, il lui conseilla de songer a son plus
important moyen de salut, a l'amour. Orio, se souvenant de la monstrueuse
imprudence qu'il avait commise, se hasarda a dire qu'il avait aime deja,
desirant bien que le medecin lui prouvat qu'il s'etait trompe. C'est ce
qu'il ne manqua pas de faire. Il lui representa qu'il avait du ressentir
pour la signora Morosini une de ces passions violentes qui devastent et
laissent apres elles une funeste lassitude. Il lui conseilla un amour
paisible, tendre, ingenu, platonique meme, conforme en tous points a celui
que ressent un bachelier de dix-sept ans pour une fillette de quinze. Orio
le promit.
"C'est pitoyable! dit le docteur en soi-meme sur l'escalier, et voila ces
riches et galants patriciens qui nous ecrasent!"
Remarquez qu'on n'etait pas loin du dix-huitieme siecle! Le mot magnetisme
n'etait pas encore trouve.
Orio, resolu a etre amoureux de la premiere belle jeune fille qu'il
rencontrerait a l'eglise, entre sur la pointe du pied dans la basilique,
le coeur palpitant, non d'amour, mais de cette lache superstition que son
magnetiseur lui avait imposee. Il effleurait legerement les voiles des
vierges agenouillees, et se penchait avec emotion pour voir leurs traits a
la derobee. O vieux Hussein! o
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