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"Que puis-je vous dire de cet homme que je hais et que je meprise? Vous
ignorez sans doute, madame, que je vois en lui l'assassin de mon frere."
Cette reponse tomba comme la foudre, et chacun se regarda en silence. On
avait eu soin de parler de Soranzo a mots couverts et de ne le nommer qu'a
voix basse. Tout le monde savait qu'il etait la, et Argiria seule, quoique
assise a deux pas de lui, entouree qu'elle etait de tetes avides
d'approcher de la sienne, ne l'avait pas vu.
Soranzo n'avait rien entendu de la conversation. Il tenait les des, et
toutes les precautions qu'on prenait etaient fort inutiles. On eut pu lui
crier son nom aux oreilles, il ne s'en fut pas apercu: il jouait! Il
touchait a la crise d'une partie dont l'enjeu etait si enorme, que les
joueurs se l'etaient dit tout bas pour ne pas manquer aux convenances. Le
jeu etant alors livre a toute la censure des gens graves et meme a des
proscriptions legales, les maitres de la maison priaient leurs hotes de
s'y livrer moderement. Orio etait pale, froid, immobile. On eut dit un
mathematicien cherchant la solution d'un probleme. Il possedait ce calme
impassible et cette dedaigneuse indifference qui caracterisent les grands
joueurs. Il ne savait seulement pas que la salle s'etait remplie de
personnes etrangeres au jeu, et le paradis de Mahomet se prosternant en
masse devant lui ne lui eut pas seulement fait lever les yeux.
D'ou vient donc que les paroles de la belle Argiria le reveillerent tout a
coup de sa lethargie, et le firent bondir comme s'il eut ete frappe d'un
coup de poignard?
Il est des emotions mysterieuses et d'inexplicables mobiles qui font
vibrer les cordes secretes de l'ame. Argiria n'avait prononce ni le non
d'Orio ni celui d'Ezzelin; mais ces mots d'_assassin_ et de _frere_
revelerent comme par magie au coupable qu'il etait question de lui et de
sa victime. Il n'avait pas vu Argiria, il ne savait pas qu'elle fut pres
de lui; comment put-il comprendre tout a coup que cette voix etait celle
de la soeur d'Ezzelin? Il le comprit, voila ce que chacun vit sans pouvoir
l'expliquer.
Cette voix enfonca un fer rouge dans ses entrailles. Il devint pale comme
la mort, et, se levant par une commotion electrique, il jeta son cornet
sur la table, et la repoussa si rudement qu'elle faillit tomber sur son
adversaire. Celui-ci se leva aussi, se croyant insulte.
"Que fais-tu donc, Orio? s'ecria un des associes au jeu de Soranzo, qui
n'avait pas laisse
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