etait donc la premiere fois de sa vie qu'il
faisait vraiment la cour a une femme, et le respect qu'il s'imposait etait
un raffinement de volupte ou son etre, plonge tout entier, trouvait
l'oubli de ses fautes et une sorte de securite magique, comme si l'aureole
de purete qui ceignait le front d'Argiria eut banni les esprits des
tenebres et combattu les malignes influences.
Argiria, effrayee de son amour, n'osait se dire encore qu'elle etait
vaincue, et s'imaginait que, tant qu'elle ne l'aurait pas avoue clairement
a Soranzo, elle pourrait encore se raviser.
Un soir ils etaient assis ensemble a l'une des extremites de la grande
galerie du palais Memmo; cette galerie, comme toutes celles des palais
venitiens, traversait le batiment dans toute sa largeur, et etait percee a
chaque bout de trois grandes fenetres. Il commencait a faire nuit, et la
galerie n'etait eclairee que par une petite lampe d'argent posee au pied
d'une statue de la Vierge. La signora Memmo s'etait retiree dans sa
chambre, dont la porte donnait sur la galerie, afin de laisser les deux
fiances causer librement. Tout en entretenant Argiria de son amour, Orio
s'etait rapproche, et avait fini par se mettre a genoux devant elle. Elle
voulut le relever; mais lui, se saisissant de ses mains, les baisa avec
ardeur, et se mit a la regarder avec une ivresse silencieuse. Argiria, qui
avait appris a son tour a connaitre le pouvoir de ses yeux, craignant de
se trop abandonner au trouble qu'ils produisaient en elle, detourna les
siens et les porta vers le fond de la galerie. Orio, qui avait vu plus
d'une femme agir de la sorte, attendit en souriant que sa fiancee reportat
ses regards sur lui. Il attendit en vain. Argiria continuait a tenir ses
yeux fixes du meme cote, non plus comme si elle eut voulu eviter ceux de
son amant, mais comme si elle considerait attentivement quelque chose
d'etonnant. Elle semblait tellement absorbee dans cette contemplation que
Soranzo en fut inquiete.
"Argiria, dit-il, regardez-moi."
Argiria ne repondit pas; il y avait dans sa physionomie quelque chose
d'inexplicable et de vraiment effrayant.
"Argiria! repeta Soranzo d'une voix emue! Argiria! mon amour!"
A ces mots, elle se leva brusquement et s'eloigna de lui avec effroi, mais
sans changer un instant la direction de ses regards.
"Qu'est-ce donc?" s'ecria Orio avec colere en se levant aussi.
Et il se retourna vivement pour voir l'objet qui fixait d'une maniere si
etrange l
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