ans la main de Soranzo, on peut dire que la digue est ouverte, et que
l'Adriatique va couler a pleins bords dans ses coffres et sur ses
domaines.
--Pauvre Orio! dit la dame. Comment avoir le courage de le blamer? Il
cherche ses distractions ou il peut. Il est si malheureux!
--Il est a remarquer, dit avec depit un jeune homme, que messer Orio n'a
jamais joui plus pleinement du privilege d'interesser les femmes. Il
semble qu'elles le cherissent toutes depuis qu'il ne s'occupe plus
d'elles.
--Sait-on bien s'il ne s'en occupe plus? reprit la signora avec un air de
charmante coquetterie.
--Vous vous vantez, madame, dit l'amant raille: Orio a dit adieu aux
vanites de ce monde. Il ne cherche plus la gloire dans l'amour, mais le
plaisir dans l'ombre. Si les hommes ne se devaient entre eux le secret sur
certains crimes qu'ils sont tous plus ou moins capables de commettre, je
vous dirais le nom des beautes non cruelles dans le sein desquelles Orio
pleure la trop adoree Giovanna.
--Ceci est une calomnie, j'en suis certaine, s'ecria la dame. Voila comme
sont les hommes. Ils se refusent les uns aux autres la faculte d'aimer
noblement, afin de se dispenser d'en faire preuve, ou bien afin de faire
passer pour sublime le peu d'ardeur et de foi qu'ils ont dans l'ame. Moi,
je vous soutiens que, si cette contenance muette et cet air sombre sont,
de la part de Soranzo, un parti pris pour se rendre aimable, c'est le bon
moyen. Lorsqu'il faisait la cour a tout le monde, j'eusse ete humiliee
qu'il eut des regards pour moi; aujourd'hui c'est bien different: depuis
que nous savons que la mort de sa femme l'a rendu fou, qu'il est retourne
a la guerre cette annee dans l'unique dessein de s'y faire tuer, et qu'il
s'est jete comme un lion devant la gueule de tous les canons sans pouvoir
rencontrer la mort qu'il cherchait, nous le trouvons plus beau qu'il ne le
fut jamais; et quant a moi, s'il me faisait l'honneur de demander a mes
regards ce bonheur auquel il semble avoir renonce sur la terre... j'en
serais flattee peut-etre!
--Alors, madame, dit l'amant plein de depit, il faut que le plus devoue de
vos amis se charge d'informer Soranzo du bonheur qui lui sourit sans qu'il
s'en doute.
--Je vous prierais de vouloir bien me rendre ce petit service,
repondit-elle d'un air leger, si je n'etais a la veille de m'attendrir en
faveur d'un autre.
--A la veille, madame?
--Oui, en verite, j'attends depuis six mois le lendemain de cette
ve
|