le plus desinteresse de
l'univers. S'il eut pu satisfaire cette fantaisie et se voir ruine
completement, sans doute il eut retrouve son energie, et ses instincts
criminels l'eussent conduit a de nouveaux forfaits pour retablir sa
fortune.
Il s'avisa bien avec le temps qu'il avait fait une folie de revenir a
Venise, ou, malgre l'impunite accordee a tous les vices, il y avait sur
les richesses une surveillance si severe et si jalouse de la part des Dix.
Mais lorsque la pensee lui vint de quitter sa patrie, celle des peines
qu'il faudrait prendre et des dangers qu'il faudrait courir pour
transporter son tresor dans une autre contree, et surtout la perte de sa
sante, la fin de son energie, le retinrent, et il se resigna a la triste
perspective de vieillir riche et de laisser encore du bien a ses neveux.
Une heure apres que Zuliani l'eut quitte, le matin du bal Rezzonico, ayant
vainement essaye de reposer quelques instants, il reveilla son valet de
chambre et lui ordonna d'aller chercher un medecin, n'importe lequel,
attendu, disait-il, qu'ils etaient tous aussi ignorants les uns que les
autres. Il meprisait profondement la medecine et les medecins, et Naam
eprouva quelque inquietude en lui voyant prendre une resolution si
contraire a ses habitudes et a ses opinions. Elle se tut neanmoins,
habituee qu'elle etait a accepter aveuglement toutes les fantaisies
d'Orio. Le valet de chambre, intelligent, actif et soumis comme les
laquais qui volent impunement, amena, en moins d'une demi-heure, messer
Barbolamo, le meilleur medecin de Venise.
Messer Barbolamo savait tres-bien a quel homme il avait affaire. Il avait
assez entendu parler de Soranzo pour s'attendre a toutes les railleries
d'un incredule et a tous les caprices d'un fou. Il se conduisit donc en
homme d'esprit plutot qu'en homme de science. Soranzo l'avait demande,
vaincu par une pusillanimite secrete, un effroi insurmontable de la mort;
mais il se recommandait a lui comme les faux esprits forts aux sorciers,
l'insulte et le mepris sur les levres, la crainte et l'espoir dans le
coeur.
Les discours de l'Esculape tromperent son attente, et, au bout de quelques
instants, il l'ecouta avec attention.
"Ne prenez aucune pilule, lui dit celui-ci, laissez la theriaque a vos
gondoliers et les emplatres a vos chiens. C'est l'opium qui provoque vos
hallucinations, et c'est la diete qui vous ote le courage. Le regime ne
peut agir sur un mourant; car vous etes mourant. Mais e
|