Tu auras
moins de peine que les autres enfants de ton age, et tu verras que
c'est un grand bonheur d'avoir ete force de travailler. Ecris-moi
donc, mon cher enfant; ta derniere lettre est tres bien. Elle m'a fait
grand plaisir, et je l'ai embrassee bien des fois. Si tu etais la, mon
pauvre petit, je te mordrais les joues. En attendant, embrasse ta
soeur et porte-toi bien. Pense souvent a ta mere, qui t'aime plus que
tout au monde.
LXXI
A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT
Paris, 17 juillet 1831
Mon cher enfant,
J'en suis fachee pour votre optimisme politique, mais votre gredin de
gouvernement indispose cruellement les honnetes gens. Si j'etais
homme, je ne sais a quels exces je me porterais, dans de certains
moments d'indignation, que toute ame bien nee doit ressentir a la vue
des platitudes et des atrocites qui se commettent ici tous les jours.
C'est reellement une guerre civile que les ministres allument et
alimentent a leur profit. _Infamie!_ Les couleurs nationales sont
proscrites. Il suffit de les porter pour etre depece avec un odieux
sang-froid, par des gens armes, laches, qui ne rougissent point
d'egorger des enfants sans defense et en petit nombre.
Cette belle institution de la garde nationale est devenue un levain de
discorde et de sang. La police a recours a des moyens dignes des plus
beaux temps de Carrier (de Nantes). Il semble que Philippe veuille
trancher du Napoleon. Or c'est un role qu'un Bourbon ne saura jamais
remplir. Ses efforts retarderont sa chute; mais elle n'en sera que
plus tragique, et vraiment alors le peuple commettra tous les exces
sans etre coupable.
Moi, je hais tous les hommes, rois et peuples. Il y a des instants ou
j'aurais du bonheur a leur nuire. Je n'ai de repos qu'alors que je les
oublie!
Vous etes bon, vous! C'est different. Les amis, oh! les amis! que
c'est un tresor rare et difficile a garder! Si l'on ne tient pas sa
main toujours etroitement fermee, ils s'echappent comme de l'eau au
travers des doigts.
J'ai le coeur cruellement froisse; mais je sais qu'il y aurait de
l'ingratitude a pleurer longtemps ceux qui desertent. Plus le nombre
se reduit, plus je sens l'affection redoubler de vigueur. La part des
uns revient aux autres.
Je vous remercie de m'avoir parle de Maurice. Faites qu'il m'ecrive
souvent, qu'il ne soit pas trop livre a lui-meme aux heures ou il ne
travaille pas, et qu'il continue a apprendre sans chagrin.
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